Le lieutenant descendit, chargé de deux grosses valises et d'un haut sac à dos.
— Chambre de luxe, salle de bains de luxe, expliqua-t-il en montrant ses bagages. Bar de luxe, gril de luxe. Je n'ai pas pris de tables de nuit. Du neuf ?
— Ce soir, on en saura plus sur nos analyses ADN. Illicites.
— Et comment t'es-tu débrouillé ?
— C'est Louvain qui est aux commandes. Je l'ai un peu poussé, voilà tout.
— Il arrive à l'arbre tortueux
De fournir un fruit harmonieux.
— Louis, à présent que Danglard est au repos, ne prends pas le relais par tes citations. J'en suis fatigué.
— C'est un de mes propres vers. Avec des fautes de « e » muets, ajouterait Danglard.
— Il dit aussi que tes vers sont mauvais.
— Ils le sont.
Les deux hommes chargèrent les bagages, lourds comme du plomb.
— Tu es sûr que tu n'as pas pris de tables de nuit ? demanda Adamsberg. Ni d'armoires ?
— Certain.
— Tu as déjeuné ?
— Sandwich dans le train.
— Moi aussi, mais sous un arbre. Dis-moi, comment s'appelle cette manière de parler qui consiste à emmerder l'autre en le questionnant sans cesse pour lui faire cracher ce qu'il ne sait pas mais qu'il sait ?
— La maïeutique.
— Et qui a inventé ce truc ?
— Socrate.
— Si bien que lorsque tu me questionnes coup sur coup, c'est cela que tu fais ?
— Va savoir, dit Veyrenc en souriant.
Les deux hommes attaquèrent, l'un la quatrième bande, l'autre la cinquième, après qu'Adamsberg eut expliqué à Veyrenc le système du coup d'œil en vue rasante. À dix-neuf heures, Adamsberg entama la sixième bande et Veyrenc la septième. Une heure plus tard, Veyrenc leva la main. Il l'avait, le cercle. Mathias avait eu raison. Une herbe abondante, d'un vert presque outré, était cernée de graminées hautes, de chardons et d'orties. Les deux hommes s'attrapèrent le bras, comme deux gars stupidement victorieux, puisque Veyrenc n'avait jamais voulu fouiller le reclusoir et qu'Adamsberg le redoutait. Il se planta devant le cercle et observa le paysage alentour.
— C'est bien là, Louis. Et c'est ici, ajouta-t-il en tendant le bras, que se tenait ma mère quand j'ai collé mon nez sur la lucarne. La fenestrelle . Je préviens Mathias et Retancourt.
— Comment distribues-tu les rôles ?
— Simple. Toi, Retancourt et moi à la pioche pour évacuer l'humus de couverture, Mathias à la fouille du sol d'occupation.
— Je n'aurais pas dit mieux. Parce que Retancourt vient ?
— Aucune idée.
— Débrouille-toi au mieux. Je vais chercher à dîner.
— On ne va pas chez le routier ?
— Non.
Sans être sourcilleux sur la nourriture, Veyrenc n'avalait pas n'importe quoi avec l'indifférence d'Adamsberg. Il estimait que l'ordinaire était déjà assez difficile à vivre et la vie assez âpre à fréquenter pour qu'on ne bousille pas l'éphémère bien-être des repas. Adamsberg envoya son premier message à Mathias.
— Emplacement trouvé. Cinq kilomètres deux cents de Lourdes, prends la C14 qui contourne le chemin Henri IV, en direction de Pau. Parcelle « Pré Jeanne d'Albret », quatre hectares, sur ta carte topo. Tu y verras ma voiture, bleu vif.
— Matériel déjà chargé. Je pars sur-le-champ, pause cinq heures en milieu de nuit, attends-moi vers 11 heures demain.
— Un de mes hommes sur place. La femme demain à 12 h 15.
— Qui est cette femme qui en vaut dix ?
— La déesse polyvalente de la Brigade. L'arbre de la forêt. Shiva aux dix-huit bras.
— Huit bras. Belle ?
— Chacun son avis. Comme pour tout arbre magique, l'écorce peut être rude.
Adamsberg joignit ensuite Retancourt, par écrit toujours, pour économiser sa batterie.
— Fouille archéologique. Je suis sur les lieux avec Veyrenc. Vous nous épaulez ?
« Épauler », pensa Adamsberg, était un terme propre à stimuler l'énergie toujours aux aguets de Retancourt. Mais l'esprit du lieutenant n'était bien entendu pas si simple et l'écorce était rude.
— Fouille pour quoi ?
— ADN de notre possible tueuse.
— Louise ? J'ai déjà volé la petite cuillère.
— Je sais.
Réponse laconique qui, pour les meilleurs habitués de la Brigade, équivalait à l'usuel « Je ne sais pas » d'Adamsberg.
— Fouille de quoi ?
Question qu'il ne pouvait plus à présent éluder.
— D'un ancien reclusoir. Une femme y a vécu cinq ans, après avoir été séquestrée et violée.
— Quand ?
— Quand j'étais môme.
— C'est pour cela que vous avez demandé à Danglard de disserter sur les femmes recluses ?
— En partie.
— Et pourquoi cette recluse de votre enfance serait la nôtre ?
— Vous connaissez beaucoup de reclusoirs de cette époque ?
— Je ne connais rien aux reclusoirs.
— Bernadette Seguin, ou sa sœur Annette, qui porte aussi le prénom de « Louise », a pu y vivre. Nous ne sommes que trois, et il va y avoir beaucoup de terre à charrier.
— Quel train ?
Ce ne fut pas le dérisoire argument sur les filles Seguin qui avait fait basculer Retancourt, comprit Adamsberg. Mais cette masse de terre à charrier, avec seulement trois gars.
— 06 h 26, arrivée Lourdes 12 h 15. Vous y ferez la connaissance de mon ami Mathias, préhistorien.
— Beau gars, à tant faire ?
— Plutôt. Pas bavard. L'écorce peut paraître un peu rude.
La satisfaction de la découverte du pigeonnier — il se répéta plusieurs fois le mot — avait apaisé la palpitation pénible des bulles gazeuses. Adamsberg partit en quête de bois pour le feu. Puis il édifia son foyer, qu'il encercla de pierres, à bonne distance du pigeonnier. Il fallait le temps que des braises se forment. Car Adamsberg était bien certain que Veyrenc ne rapporterait pas des sandwichs mais des pièces à griller.
Tout en surveillant son feu, il rouvrit son carnet. La pause aurait été de courte durée. Il relut, dans l'ordre, les phrases qu'il avait écrites dans l'espoir d'un éclatement de bulles. Comme on repasse sa leçon sans en saisir un traître mot.
Pigeonnier, j'ai pas trouvé le mot.
Évitement : angoisse de l'entrave (pigeon entravé) ou angoisse d'être pigeon (psychiatre).
Il n'y a plus personne à tuer (Veyrenc).
Tout grince là-dedans (Retancourt).
Ça roucoule sans cesse (Retancourt).
Martin-Pécherat = martin-pêcheur. Affaire réglée.
À vrai dire, cette liste évoquait plus une incantation ésotérique, un mantra, qu'une quelconque recherche de sens. Peut-être les bulles gazeuses n'étaient-elles que des particules affolées en quête de mysticisme et non d'une résolution pragmatique d'enquête policière. Peut-être étaient-elles ces grains de folie dont chacun parle sans trop savoir de quoi il s'agit. Peut-être se foutaient-elles de son travail. Ou du travail à titre général. Peut-être jouaient-elles, dansaient-elles et, tel l'élève qui rêve, se donnaient-elles l'apparence de bulles studieuses pour tromper leur espion. Lui en l'occurrence, qui s'imaginait qu'elles bossaient, alors qu'elles prenaient du bon temps.
Le lit de braises était prêt quand Veyrenc revint de ses courses et s'affaira aussitôt.
— Joli feu, apprécia-t-il. Ce qui compte dans un feu, c'est son harmonie. L'efficacité en découle.
Veyrenc installa un grand gril sur les tisons, disposa côtelettes et saucisses, alluma un camping-gaz pour faire réchauffer des haricots en boîte.
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