Hugues Pagan - Je suis un soir d'été

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Simon, un flic qui a eu des malheurs, se charge moyennant finances de retrouver Verlaine, comptable hors pair qui a disparu avec des tas de secrets redoutables dans la tête. Simon se met en piste et, de témoin en témoin, de cadavre en cadavre, remonte dans son passé à la recherche du temps perdu. De façon stupéfiante, il finira par le rattraper.
Remarquable roman, d'un noir d'encre, bourré de personnages déchus et fatalistes. Tout ce qu'on aime. Michel Lebrun,
1984

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En arrière-plan, il y a une haie de roseaux aux tiges grisâtres, et devant une gosse dans les treize ans, qui tient un vélo devant elle. Dans les treize ans…

— Vous comprenez ?

— Ouais. Je comprends.

— Vous pouvez la garder, si vous en avez besoin.

Il en sort une dizaine, les étale comme une donne, sur la toile cirée. Je me passe la main sur la figure et je range le calibre dans l’étui. On se regarde, comme si on trouvait plus au juste quoi dire. J’empoche la photo ; il arrive à se marrer, mais ça lui donne l’air d’une tête de mort.

— Où elle crèche, en ce moment, Stein ?

— Si je le savais, ça fait un moment que j’y serais allé, vous pouvez être sûr. Dijon, c’est tout…

— Quel genre de place ?

— Quel genre, à votre avis ?

Quand je remonte dans la Shelby, il m’observe derrière la vitre en soulevant le store S.N.C.F. J’ai pas démarré qu’il a disparu. Je fais trois cents mètres, je me range le long du trottoir et je sors la photo.

La gosse porte un tablier à carreaux, elle sourit en plein à cause du soleil qu’elle a dans les yeux ; c’est un sourire dans le genre « fais vite, nom de Dieu, je crampe ! ». La photo date de 1973, mais on dirait qu’elle a été prise en 53. J’arrive pas à m’en rassasier, je la tripote dans tous les sens, comme le premier porno…

Finalement, quand je remets le contact, je saisis à quel point je me suis foutu dans la merde. Le soir tombe, bleuté, on grille du café pas loin. Je balance la lampe torche et les gants sur la banquette arrière.

Je rentre comme un dingue, je me taille des cathédrales de lumière à grands coups de projos à iode ; on dirait que je pousse la nuit devant moi au lieu de l’avoir dans le dos et qu’elle se résorbe pas derrière ; je fonce, je fonce, comme si j’avais le diable aux trousses…

Quand j’arrive, Tony a mis une bouteille de Krug à rafraîchir et des pizzas dans son four à pyrolyse. Il a pas besoin de dessin, il entrave aussi sec.

— Tu as du Miles Davis ?

— Jamais de la vie, il réprouve. Tu sais bien que ça a jamais été ma chapelle, ces merdes.

— La mère Piaf ?

— La môme Piaf, oui.

On pique-nique moitié dehors, moitié dedans, la baie du living ouverte. Il fait encore tiède. Quand on a fini le Krug, je me torpille au Bacardi et à la crème de curaçao. Tony me laisse son lit : il pieutera sur le divan ; on se trouve aussi cons que deux gousses qui se font la gueule.

J’en suis pas, j’en ai jamais été, mais Tony c’est un pote, alors pendant qu’il débarrasse je l’affranchis. J’oublie quand même de lui parler de la photo, mais je suis pas sûr qu’il coupe dans tout.

Dans la nuit, je fais un cauchemar à tiroirs. Dans le premier tiroir, un gigantesque négro avec des Ray-Ban me charcute, ça doit être un chirurgien, là où j’ai déjà été recousu ; dans le deuxième j’habite une grosse boule en alu enfilée avec d’autres sur des filins d’acier d’où on voit la mer immobile en bas à six mille pieds, une mer très foncée, et en haut il y a la courbure bleutée de la Terre…

Dans l’un des derniers tiroirs, la linguiste a la tronche à Marguerite Duras, Myriam mesure au bas mot onze mètres de haut et elle a les doudounes laiteuses à Anita Ekberg dans la Dolce Vita, et je me débats en me disant, quand même, c’est pas évident de roupiller blindé quand on est fana de cinéma, merde…

Après, c’est le néant, vertigineux et noir comme l’intérieur d’un tuyau de poêle… Un néant plein de rien ; le pire.

7

Le surlendemain, quand je débarque du train vers les huit heures, il fait un temps vraiment sensationnel, il n’y a pas un poil d’air, mais il fait encore frais et la lumière est partout claire et transparente et le ciel d’un bleu acier jusqu’en haut, tout en haut, là où glisse sans bruit un jet fin et brillant comme un mince poisson d’argent.

Je me mets en marche juste au moment où le train commence à s’ébranler et à s’enfoncer derrière moi, et je ne sais pas pourquoi, mais la valise au bout du bras je me mets à accélérer, comme si j’avais envie, au fond, que le dur s’efface encore plus vite, comme si ç’avait une quelconque importance alors que ça n’en a aucune.

Depuis le compostage automatique des billets, il n’y a plus personne pour attendre à la sortie, la casquette de guingois et les doigts tendus. Je passe entre les cages de verre vide et je monte les marches une à une. Pas un contrôleur, pas de comité d’accueil…

En haut à gauche, le buffet. Il est triste et cradingue, il pue le crésyl à plein nez, il est long comme la grande salle de danse du Savoy et les poutrelles métalliques s’entrecroisent sous le plafond jaunâtre comme dans l’entrepont d’un porte-avions, il y a du Skaï marron très clair, des loufiats à la gueule blême et des cendriers Cinzano sur presque toutes les tables.

Je vais prendre une brassée de canards au kiosque, dans la salle des pas perdus, et deux paquets de Peter Stuyvesant. Après, je retourne au buffet, je me trouve une banquette pas loin de la porte et je commande un pain-beurre avec un grand crème. Le loufiat en profite pour passer un coup de serpillière sur la table, en gros, sans déplacer le cendrier.

Il fait nettement la gueule, ce grand con. Il a toujours eu l’air de faire la gueule, de toute façon. Il me regarde bien dans les yeux et ça lui laisse plus que le temps d’avoir la puce à l’oreille, mais il moufte pas. Moi, je l’ai retapissé au premier jet, ce branque avec sa longue gueule pas possible en lame de serpe, c’est Riton le Stéphanois. Je lui laisse la chance de mettre des milliers de kilomètres entre lui et moi, mais il reste immobile.

— On s’est déjà vus ? il fait, impassible.

— Ça se pourrait, Riton, je dis doucement.

— On s’est déjà vus.

J’allume une cigarette, je referme le briquet.

— La dernière fois que je t’ai vu, c’est quand on t’a amené chez le juge, Riton. La fois où tu as fini par en prendre pour cinq piges. Tu es sorti ?

— Y a déjà un moment. C’est du passé, tout ça.

— Pas tellement, Riton.

— Comment ça, pas tellement ?

— Je suis plus dans la boîte, mec.

Il se baisse un peu, il pose ses pognes sur la table, il me scrute, le salaud, il me passe aux rayons X et quand il a trouvé, il tord la bouche et il articule :

— Simon… Ils vous ont lourdé, hein ?

— Ils m’ont lourdé. Comme ça, j’ai les mains plus libres, maintenant.

Riton le Stéphanois, c’est du dur, un vrai, il a un sacré casier rien qu’avec ce qu’on avait pu prouver à l’époque et c’est encore pas grand-chose à côté du reste, mais n’empêche, il se redresse lentement, la gueule de travers.

— Les mains plus libres, il fait, qu’est-ce que ça va être, alors…

— Ça va pas être triste, je promets.

— Ils vont pas se laisser faire comme ça, Simon.

Je ricane.

— Va chercher le kaoua, bonhomme, et pisse pas dans la tasse. Après, on pourra discuter cinq minutes.

Pour bien lui faire comprendre que l’entretien est momentanément terminé, j’ouvre le Monde devant moi. J’en parcours même les titres. On sait toujours pas si les Ivans vont enfin se décider à rentrer dans la gueule aux Polacks, on cause des Pershing et des Awacs, les nationalisations ça gaze pas fameux, la routine. Tout en parcourant, je pense que j’ai eu le cul bordé de nouilles de tomber sur le Stéphanois d’entrée : il va rameuter les autres dès que j’aurai le dos tourné et même avant ça, et c’est ce que je veux : que la bande à Tonton soit au courant que l’ancien commissaire Simon est revenu en ville, le tordu qui a démoli son ancienne concubine dans un soudain et imprévisible accès de rage démente, comme il y avait marqué dans les journaux, quelques jours après le drame…

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