— « Ne soyez pas inquiet, monsieur, nos divertissements à présent sont finis »… Shakespeare, La Tempête.
Jankovic avala sa salive.
— À la clinique, commanda Château d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.
Milard avait les mains à plat, ouvertes sur les cuisses.
Merde, pensa Jankovic, il sait quand même bien à quoi ça va aboutir, cette putain de sinistre balade. Il a fait le Gambit de la Dame. Tout débranché. Il chassa de son esprit l’idée incohérente, le sentiment absurde et dérisoire, que c’était peut-être lui, Milard, lui qu’ils n’allaient plus tarder à supprimer, qui les promenait. Gisant satisfait.
Milard ne manifesta pas plus d’émotion lorsqu’un médecin découvrit le corps de Giraud. On l’alimentait artificiellement, il avait les yeux ouverts mais ce qu’ils voyaient, nul ne pourrait jamais plus le savoir. Le regard de Milard s’intéressa aux instruments, autour, le fouillis de tubes, la profusion d’écrans. Le médecin commenta. Château était immobile, Jankovic avait préféré rester attendre dans le couloir.
— Traces de coups sur tout le corps. Portés… scientifiquement. Aucun mortel, tous douloureux. Les saignées de bras portent les traces d’injections. Quelques marques de brûlures électriques sur le sexe… la langue. Électroencéphalogramme normal. Normal… Compte tenu de l’état général. Commissaire, vous avez là un beau motif d’enquête, mais ça m’étonnerait beaucoup que cet homme puisse jamais vous être d’un grand secours.
— Nous avons d’autres méthodes pour trouver, déclara Château.
— Heureusement pour vous. (Le médecin n’était plus très jeune. Il toisa les deux policiers. Le plus grand était d’une effrayante maigreur mais paraissait de très loin le plus dur et le plus résolu.) C’est tout ce que je peux vous dire. (Quand ils étaient déjà à la porte :) Messieurs… Je n’aimerais pas être à votre place.
Château se retourna :
— On ne vous le demande pas, docteur.
Dans la voiture, Milard se rappela :
— Un grand talent… Une voix. Nous manquons de voix. Il écrivait des choses magnifiques, tellement magnifiques qu’après il prenait une cuite et beuglait de bistrot en bistrot des choses sans suite ; de temps en temps, il ramassait une trempe. On le fourrait dans un tacot, il rentrait. Entre deux crises de dégueulis, il déchirait tout…
— Sauf les rapports codés, remarqua Château.
Milard se retourna, autant que le rendait possible l’appui-tête.
Les deux hommes se fixèrent en silence, puis Château fit :
— Le sacrifice du fou… Des rapports remarquables. Je suppose que tu figurais parmi les destinataires. Malou Dieterich a effacé un de mes flics par erreur, avant de se réfugier chez toi. Il la serrait de trop près, ou alors elle était à cran. (Il haussa sèchement les épaules.) De toutes les manières, il n’aurait plus duré très longtemps.
Milard dit, toujours tourné vers l’autre :
— Vous ne l’avez pas torturé pour qu’il parle. Vous aviez la fille, les rapports. Vous l’avez fait pour qu’il se taise. Une balle dans la tête, c’était pas plus simple ?
Château reprit toute sa raideur, sa sécheresse.
— Giraud était un trop gros morceau pour qu’on l’efface comme ça. On aurait pu se poser des questions. Tout le monde savait qu’il buvait trop, qu’il donnait déjà depuis quelque temps des signes de dérangement mental. Qui pourrait s’étonner qu’il ait fini par casser ?
Plus tard, sur un terrain vague du côté d’Ivry, il n’y eut plus une seule voiture, mais deux, stationnées à quelque distance l’une de l’autre. Jankovic avait pris le volant de l’autre et ils le voyaient fumer en balayant le paysage de la tête. Château laissa Milard se fixer et récupérer un peu. Il attendit qu’il parle, d’une voix qui résonna parfois comme une plainte.
— Ce que nous avons fait d’eux et de nous ne rime à rien… Une comédie, une pauvre comédie sans objet avec des décors de quatre sous, des comédiens en toc et une intrigue de pacotille, une bouffonnerie, Château, sauf qu’après le dernier acte, quand on relève une dernière fois le rideau, les morts ne se relèvent pas pour saluer… Ces hommes et ces femmes sans noms et sans visages, ces ombres, ces soldats d’une guerre d’ombres… Qui a inventé Friedrich Bergmann, alias « Berg », qui l’a branché sur les dissidents de la Fraction Armée Rouge et les gens de Prima Linea ? Toi ? Moi ?
— Peut-être les deux. Trop tard pour regretter.
— Qui l’a fabriqué, formé jusqu’à ce qu’il finisse par échapper à tout contrôle ? Et si c’était justement pour ça, si c’était justement le dernier arcane : un Berg devenu une bombe volante, pourvue d’ogives multiples, terrifiante et imprévisible ? Déstabilisation. Bien sûr, Château, nous avons tous appris les mêmes mécanismes. Nous jouons tous la même partie. Bien sûr que nous avons tous étudié les cas de figures, jusque et y compris les plus tordus…
— Dispositif ATLANTA, rappela Château. Tu te souviens.
Milard regarda dehors, opina.
— Très bien. Sauf que ça devait rester à l’état d’étude. Sur le papier. Hypothèse de travail : opération de déstabilisation totale par un élément de très haut niveau, utilisant une couverture de droit commun. Un cas de figure destiné à être analysé, puis enterré dans un carton, parmi tant d’autres. (Milard retourna la tête.) ATLANTA ne devait pas être actionné…
Château bougea les doigts d’une façon indolente.
— ATLANTA… Une étude qui témoignait d’une intelligence peu commune. Perverse… Je ne dis pas, j’y ai ajouté quelques indispensables fioritures pratiques… (Il se pencha, les yeux glacés.) ATLANTA, Milard, ton étude de cas, je te l’ai offerte en vraie grandeur… (Plus durement :) Qui est le plus coupable, Milard, l’esprit qui conçoit ou la main qui réalise ce que l’esprit a construit ?
Milard regarda dehors de nouveau. À regret, il dit :
— Berg bougera, Château. Nous ne savons ni où ni quand, mais il bougera. Peut-être ne le sait-il pas encore lui-même, mais il le fera. Là où nous ne l’attendrons pas…
— Bien sûr, fit Château, puisque ça fait partie de ta simulation. Alors qu’est-ce que tu penses de son application sur le terrain, avec de vrais acteurs, en chair et en os, de vraies balles et de faux motifs ? Que dis-tu de ce que tu as appelé toi-même l’expérimentation en vraie grandeurdans ton étude ? Qu’est-ce que tu dis de la vraie grandeur ?
Le visage obstinément tourné vers la vitre, Milard finit par dire qu’il n’y en avait pas, de vraie grandeur. Alors Château fit signe à Jankovic qui se trouvait dans l’autre voiture. Et qui, après s’être débarrassé de sa cigarette, vint ouvrir la portière du passager.
Remis Milard au volant de la Fuego, garée parking Foch. L’homme paraissait de nouveau souffrir considérablement. Il n’avait pas dit un mot durant le trajet. Jankovic avait la bouche sèche. Tout à côté, la Renault 11 qu’il avait utilisée pour venir tournait au ralenti. Milard inclina le torse, presque à toucher le volant ; dans la pénombre, Jankovic aperçut son visage, le trou sombre des yeux. Il finissait de visser le silencieux au bout du pistolet. La voix de Milard :
— Pas facile, hein, Janko… Surtout la première fois.
Le coude comprimant le foie, il avait l’avant-bras entre les mollets.
Il ne quittait pas l’autre des yeux.
Jankovic commença à sortir de la voiture, en arrière, toujours penché. Le lourd canon du .45 n’était braqué sur rien. Debout sur le ciment, il se pencha une dernière fois sur la silhouette effondrée, la portière contre le coude droit pour la maintenir ouverte, se pencha… Il allait remonter le pistolet pour en finir à la va-vite. Un .38 canon court nickelé lui était braqué sur le front, tenu à bout de bras par une main qui ne tremblait pas. Une voix épaisse proféra :
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