Schneider la lâcha et lui prit doucement la taille, l’écarta de lui et la contempla. Elle secoua la tête et les cheveux lui cascadèrent sur les épaules et dans le dos. Elle dit :
— Tu crois qu’il va venir ?
— Oui, fit Schneider.
— Tu penses qu’il va tirer ?
— S’il le peut…
— Pourquoi fait-il ça ?
Schneider grimaça. Il n’y avait plus trace de la moindre dureté sur son visage, rien que de la tendresse et de la lassitude mélangées. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix sourde, dépourvue d’animosité à l’égard de quiconque et de sarcasme. Matthieu Lambert avait disjoncté. L’enfer dans lequel il se trouvait ne devait guère avoir d’équivalent. Ils allèrent s’asseoir sur le divan et Schneider garda les mains de la jeune femme dans les siennes tout le temps.
— On ne sait jamais au juste ce qui se passe dans la tête d’un homme. Matthieu était une espèce d’écorché vif permanent. Nous nous sommes trouvés ensemble dans une opération sur la frontière… (Schneider baissa la tête, contempla la moquette, puis regarda Cheroquee au visage.) Sa section avait une position à tenir. Lorsqu’elle est devenue intenable, il a décroché en laissant des blessés…
La jeune femme attira le policier contre elle.
— Arrête, Claude, c’est fini… C’est loin, tout ça.
— Non, murmura Schneider. C’était hier. Les fells ont achevé les malheureux mais avant…
— Arrête, Claude, supplia Cheroquee.
— Il est revenu sur place, il a vu… Il y avait un jeune officier para sur les lieux… (Schneider appuya le front contre le sweat-shirt délavé.) C’est dur, Honey, très dur. Le jeune officier portait des gants, passés dans le ceinturon. Il a pris les gants et devant tout le monde il a souffleté Matthieu…
— Vous vous êtes revus, après ?
— J’ai été évacué sanitaire dix jours plus tard.
— Tu as couché avec Muriel ?
— Oui.
— Et il l’a su…
Schneider bougea doucement.
— Elle lui a dit. Elle lui a tout raconté, par le détail, où, quand, comment… (Il eut son rire amer, dépourvu de relief et de chaleur.) Une histoire d’une épouvantable banalité… Le Matthieu Lambert que j’avais rencontré tirait comme une savate ; en grattant un peu cette nuit, on a trouvé qu’il avait été noté comme tireur d’élite à l’instruction. Une suite d’erreurs…
Elle dégagea un bras, entoura les épaules de veste trempées.
— Tu n’es pas responsable, Claude.
— En partie, si…
— Tu ne pouvais pas savoir…
Schneider fouilla dans sa poche, en retira la photo recollée et dit :
— Muriel me l’a apportée, le premier jour. Entretemps, Matthieu n’a cessé de se rendre à la maison de campagne. Il aurait été facile d’y monter une planque…
— S’il vient, qu’est-ce que tu vas faire ?
Schneider se redressa, regarda la jeune femme dans les yeux.
— Sortir, Honey… Je vais sortir.
— Non, cria-t-elle. NON !
Schneider déclara, d’une voix lasse et sourde :
— Il y a eu deux mortes, Amour. Deux femmes qui n’y étaient pour rien. (Il lui sourit mais ses yeux étaient très gris et très mornes.) Il faut que tout cela finisse… Tu comprends ?
— Rien du tout. Vannier a dit qu’il envoyait du monde… Ils l’auront bien sans toi. Il a dit qu’il dégageait des effectifs, que Rambert était d’accord. (Elle ajouta, d’un ton grave :) Je ne veux pas te perdre, Claude. Ni aujourd’hui, ni demain…
Le téléphone sonna, Schneider décrocha, presque sans bouger. C’était Vannier. Cheroquee prit l’écouteur. La voix n’était ni vraiment sèche, ni affable. Elle ordonna :
— Vous restez où vous êtes, lieutenant… Nous avons effectué des vérifications et Lambert a acheté un break Volvo gris métallisé au début de la semaine. Nous avons entendu Maguy et j’ai personnellement terminé les constatations à la maison de campagne. Tout concorde et la diffusion signalement et véhicule est effectuée. Nous nous employons auprès de l’agence à obtenir un plan de votre zone résidentielle. (Vannier insista :) Vous restez où vous êtes. Il y a déjà du monde sur place. N’intervenez pas.
Schneider hocha la tête et dit :
— Oui, monsieur.
— Inutile de faire encore de la casse supplémentaire. Nous avons affaire à un malade mental. (Vannier changea de ton :) Vous avez eu une communication du SAMU. L’amie de Charles est sortie du coma et il y a tout lieu de penser que pour elle, le plus gros est passé. Je vous ferai un bout de visite vers dix-sept heures…
— Bien, monsieur, déclara Schneider.
— Profitez-en, lieutenant, rit soudain Vannier. Vous avez déjà eu des missions plus moches, n’est-ce pas ?
— Oui, admit Schneider.
Ils raccrochèrent ensemble.
Cheroquee se prit à rire. L’instant d’après, elle avait retiré son sweat-shirt et commencé à attaquer le nœud de cravate du policier. Du tonnerre craquait encore quelque part, au loin, sur les collines qui cernaient la ville, l’eau gargouillait dans les chéneaux et il faisait presque nuit, le poulet grillé embaumait le living. Schneider se défendit vaguement, mais ne tarda pas à se rendre aux raisons de la jeune femme.
Plus tard, la joue contre son torse, Cheroquee confia au policier :
— Je me demande parfois si tu ne serais pas un peu victime d’une conception de l’honneur parfaitement surannée… (Elle releva le menton et sourit.) Je me demande aussi parfois si ce n’est pas à cause de ça que je t’aime… En partie. Tu es tellement différent, Claude. Tellement respectueux…
Il eut un rire terne.
— Je ne sais pas si je suis respectueux… Ce que je sais…
Elle s’alanguit :
— Ce que tu sais ?
— Ce que je sais, c’est que le poulet ne va pas tarder à être carbonisé.
Ce qui la fit se redresser en hâte, déplier ses longues jambes fuselées et se ruer dans la cuisine. Schneider perçut le claquement du verre brisé et son cri étouffé. Sans qu’il s’en rendît compte, il se retrouva dans la cuisine, complètement nu et le .45 au poing. Cheroquee était debout et vacillait légèrement en se tenant la tempe gauche. Elle tourna la tête vers lui.
— N’avance pas, dit-elle d’un ton contrit. Je suis une fichue imbécile, je viens de briser le pot de moutarde.
Hagard, Schneider regardait la fenêtre et le visage de la jeune femme.
Il avait la figure terreuse et une de ses paupières battait sans cesse.
— Tire-toi de là, commanda-t-il d’une voix sourde.
Ce qu’elle fit, à pas comptés.
Schneider alla enfiler son vieux pantalon de treillis, passa la serpillière et alluma une cigarette. Il s’approcha de la fenêtre, regarda dehors. Il pleuvait moins. S’il était à la place du tireur, c’était précisément cette fenêtre et cet angle de tir qu’il choisirait : il y avait une trouée entre les peupliers, un chemin carrossable deux cents mètres plus loin.
Il n’était pas à la place du tireur.
Et le poulet n’était pas carbonisé…
Vannier était arrivé à dix-sept heures, avec une exactitude toute militaire. Il était venu seul dans sa voiture de service et se trouvait dans le living, l’air passablement emprunté. Schneider se tenait debout, face à la baie vitrée. Il pleuvait encore un peu et des nuages gris roulaient au ras des peupliers.
Schneider regardait un massif de cosmos échevelé par les trombes d’eau qui s’étaient abattues. Il remarqua :
— Il faut alléger le dispositif, ou s’il l’évente, il ne viendra pas… (Il se retourna. Il portait son pantalon de treillis et une vieille chemise kaki.) Il attendra…
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