L’officier de police Le Guennec est là, flanqué du Gros. Les deux hommes discutent à voix basse. Je m’approche de leurs dos éloquents comme des panneaux électoraux et un poil plus rectangulaires.
J’entends Bérurier assurer :
— Le 11, le 8, le 4, c’est dans l’marb’. Si tu joueras aut’chose, mon pote, c’est comme tu ferais un p’tit barlu avec tes fafs et que tu le mettes à flotter à la marée descendante.
— Sur quel pronostic vous basez-vous ? objecte Le Guennec qui dubitate.
Alexandre Benoît ne cède pas ses sources d’information.
— T’es né tu me dis, en 38, or, 3 plus 8 font t’onze. Et c’tait le 8 avril, quatrième mois de l’année. D’où je conclus : 11, 8, 4, et si tu piges pas ça, malgré qu’tu soyes breton, c’est qu’t’as le crâne plus dur que la bitte qu’voici.
Le ton de Le Guennec renfrogne.
— Vous le faites, le tiercé, vous, Bérurier ?
— En général jamais, vu que j’déteste les jeux d’hasard. Mais pour une fois, j’y vais de ma thune, Mec.
— Et vous allez jouer 11, 8, 4 ?
Alexandre-Benoît pousse un soupir qui gonfle les voiles du port.
— Il est bouché à la reine, ce mahau de merde ! Pisque je t’esplique qu’on doit jouer sa date de naissance, hé, peau de zob !
— Mais la vôtre n’a rien de commun avec la mienne ! proteste Le Guennec. Donc, si nous jouons chacun la nôtre, l’un de nous deux est certain de perdre !
Un vague instant déconcerté, le Mastar s’en tire par la bande :
— Y a vraiment pas moilien d’discuter av’c toi, Breton. T’as du varèche à la place du cerveau.
M’apercevant opportunément, il se me précipite.
— Ah ! v’là tout de même m’sieur le commissaire de mes chères deux, c’est pas trop tôt, je m’disais que ce gonzier s’rait sec avant qu’tu t’pointes !
Oubliant le tiercé, il fend la foule silencieuse des pêcheurs :
— Siouplaît ! Laissons passer m’sieur l’commissaire !
Les hommes s’écartent comme le flot devant l’étrave d’un barlu. Je me penche sur le noyé : il s’agit du commandant de La Môme Crevette, le dénommé Jean-Yves Katkarre. Sa tronche porte encore les traces de la décoction que lui a administrée le gars Tango, la veille. Le Guennec m’explique qu’on a retrouvé son cadavre entre deux chalutiers, ce matin. Sa plate qui lui permettait de rallier son barlu amarré à un corps mort, loin du quai, flottait à l’aventure. Les pêcheurs interrogés pensent qu’il sera tombé au jus. Comme presque tous les marins, Katkarre ne savait pas nager. Comme, à partir de huit plombes du mat’ il en est à son douzième calva, le froid de la baille l’aura saisi et il sera clamsé d’hydrocution.
— Transportez-le à l’hôpital, enjoins-je à mes subordonnés de coordination, et faites pratiquer l’autopsie. Ensuite mettez-vous en quête de Tango et amenez-le moi au commissariat ; j’aimerais connaître son emploi du temps pour les premières heures de cette matinée.
Ayant enjoint de la sorte, je m’enquiers du domicile de Katkarre pour aller informer sa veuve qu’elle est veuve et lui demander des éclaircissements sur la façon dont son hydrocuté a démarré cette fâcheuse journée.
Une maison typique, pour illustration de calendrier, très basse, très blanche, avec un toit d’ardoise et je ne sais quoi de livide tout autour.
Une vieillarde, sommée de la bigouden traditionnelle, aveugle, sourde, muette, paralysée et autre, est installée sur le pas de la porte dans un vieux fauteuil à roulettes. Elle a les yeux plus totalement blancs que le tuyau amidonné de sa pittoresque coiffure. Sa bouche ouverte laisse admirer le plus formidable chicot qui orna jamais une mâchoire nonagénaire. Un truc que t’aimerais porter en sautoir au bout d’un lacet de cuir et que tu réputerais dent de cachalot, de narval ou de babiroussa. On l’a tournée face à la mer qu’elle ne peut plus voir danser le long des golfes clairs, mais qu’un sixième sens, peut-être pas totalement atrophié, lui permet de déceler du fond de ses obturances.
Par-dessus le tableautin, fous des mouettes criardes qui volplanent inlassablement en s’houspillant, et tu obtiendras un bout de décor saisissant dont on ne doute pas que, la nuit venue, il se peuple de korrigans.
La porte étant ouverte, je pénètre dans la maison sans avoir à la pousser, comme le disait si justement l’académicien Maurice Schumann dans son opuscule.
Le logis est plein d’ombre et l’on sent quelque chose qui rayonne à travers ce crépuscule obscur, disait mon aimable devancier Victor Hugo, ce de Gaulle de la littérature (lis tes ratures). Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Une belle douce, tendre, nostalgique, blonde, pâle, jeune femme vêtue d’une robe imprimée. Elle, tu sais quoi ? Ravaude des filets. Pas des filets de hareng : des filets de pêche. Il y en a six-cents mètres entassés sur sa gauche, quatre-cents à sa droite, cinquante mètres sur ses genoux. Et elle te répare ça, la jolie, la tendresse, avec application, ses doigts agiles reprennent les mailles (découvertes par Bernard Palissy sous Catherine de Médicis) défoncées par d’horribles poissons-scies qui ne sont même pas comestibles, ces cons. Là où il y avait trou, il y a brusquement filet après quelques virevoltages légers. Un spectacle de toute gracieuseté.
Elle tourne la tête dans ma direction, me sourit.
— Etes-vous Mme Jean-Yves Katkarre ? m’informé-je.
Elle acquiesce sans s’arrêter de travailler.
— Je suis le commissaire de police, dis-je, et je viens vous annoncer une bien triste nouvelle.
Tu crois qu’elle m’aiderait ? Fume ! La v’là qui poursuit son ouvrage, sans broncher.
— Madame Katkarre, j’ai le regret de vous dire que votre époux a eu un accident, ce matin, dans le port…
Elle continue de filocher, vite, vite, de ses mignons doigts en fuseau.
Oh ! dis, elle me les casse, Ninette.
— Il s’est noyé, fais-je, le plus catégoriquement possible. Il est mort !
Au cours de mon aimable carrière, j’ai eu moultes fois la pénible occasion d’annoncer des nouvelles de ce genre, hélas. En principe, la réaction est instantanée : larmes, cris, gérémissements, crise de nerfs.
Chez les Katkarre rien de semblable. La jeune femme belle et blonde, et jeune et douce, et tendre et nostalgique, et bretonne de surcroît et de noroît (ou norois, au choix) se dresse, laissant couler les filets de ses genoux. Elle quitte la pièce pour passer dans une autre. Sa chambre. Je la suis, meurtri d’appréhension. La vois ouvrir un grand bahut tellement breton que tu trouves les mêmes aux Galeries Barbès qu’ont le buffet campagnard gratuit. Elle en sort une robe noire plus austère qu’un pater, la pose sur le lit et, sans une parole, se met en devoir de dégrafer celle qu’elle porte. Aucune trace d’émotion. Pas un cri, pas un chprountz, rien. La passivité, la totale soumission, tête courbée, âme courbée, mutisme. Simplement, elle me paraît un peu plus pâlotte.
Je m’avance :
— Croyez que je suis navré, madame Katkarre. Ce deuil brutal qui… que…
Toujours ces vieilles formules passe-partouze. Le chagrin, comme l’amour, la banque, la vérole, a son vocabulaire, sa phraséologie.
Elle laisse glisser sa robe. Dessous, ses seins sont nus. Elle ne porte qu’un petit slip bleu marine, frangé de dentelle blanche en pétrole bricolé. Son corps, madoué, t’en reprendrais deux fois après le fromage, je te jure. Il est comme j’aime. Elle a des seins en forme de poires ; mais achtung, hein ? Je te cause pas de la poire William qui est trop typiquement poire, plutôt de la beurrée Hardy de volume plus franc. Ah, la vacca ! Il fait bon être veuve avec des loloches pareils.
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