Il sourit :
— Voyons, mon petit Sana (c’est une première : jamais il ne m’avait appelé ainsi) vous n’attendiez pas de reconnaissance de l’Administration, je suppose ? C’est une concasseuse, l’Administration. Elle broie, elle broie sans s’attacher à la qualité du produit. En réalité, elle n’administre pas, l’Administration, mon petit : elle fait des pâtés.
— Tout de même, nous n’avions pas encouru de telles sanctions, monsieur le directeur.
— Appelez-moi monsieur le sous-préfet, dit-il, en continuant de sourire. On encourt toujours la vindicte de ceux qui vous haïssent. Plus on monte, plus on est jalousé. Plus en est jalousé, plus on a d’ennemis qui travaillent à votre perte et finissent un jour par obtenir satisfaction. Ceux qui s’attachaient à nous démolir ont donc gagné, désormais ils nous ficheront la paix ! Dites-vous que, présentement, nous n’avons plus d’ennemis, Sana. Tandis qu’eux, si !
Là, son sourire s’est volatilisé. Son regard est violent comme une ruade de cheval.
Je lis des présages sur sa frite. M’est avis qu’il n’a pas dit son ultime mot, le Dabe. Et qu’on travaille à sa cause dans certaines antichambres. On fourbit du dégueulasse, on accumule du pas catholique, on déchausse des talons d’Achille (c’est le cas d’y dire). Il est pas passif du tout, mon vénéré Big Boss. Son sourire béat, ça lui vient du fiel qui s’agite en lui. Il prend son pied à fourbir la revanche. Il mijote dans des haines rationnelles. Il a motif de détester, c’est bon, c’est généreux ; ça survolte, ça dope, ça donne des énergies insoupçonnées.
Oui, oui, nos ennemis n’ont qu’à bien se tenir. Et même qu’il se tiendrait mal, le boomerang est déjà lancé. Il va leur catapulter la trombine incessant. C’est parti, mon kiki, gare aux taches !
Pépère rêvasse à sa revanche un moment, toujours en caressant sa somptueuse calvitie dorée sur tronche.
— Ah, oui, il faut aussi que je vous fasse part de jérémiades qui me parviennent à votre propos, Antoine (nouvelle grande première chez le frisé : first time qu’il me donne de l’Antoine), vous pratiquez des manières qui scandalisent cette honorable province. Vous libérez les voyous, acquittez de vos deniers les loyers impayés par les travailleurs émigrés ; vous vous prélassez dans la maison de tolérance du pays, les autochtones n’en reviennent pas. Mon téléphone crépite. On me demande d’où débarque ce nouveau commissaire avec ses manières insensées.
— Eh bien, vous savez quoi leur répondre, non ? objecté-je.
Il fait une moue qui ressemble presque à un baiser.
— Dites, Sana, vous n’allez pas me compliquer la tâche ?
— Sûrement pas, Patron. A présent que je connais mon sous-préfet, je vais rentrer dans le rang, promis.
Il acquiesce, ravi de ma soumission. Puis se lève pour m’escorter jusqu’à l’escalier ; t’entends bien ? Jusqu’à l’escalier , lui qui n’allait jamais plus loin que l’angle de sa table, dans les bons jours.
— Voulez-vous que je vous dise, mon petit ? Des trucs comme ceux qui nous arrivent, eh bien, ça réveille. On s’arrache aux torpeurs de la routine. Je me sens rajeunir. Pas vous ? Il est vrai que vous n’en avez pas besoin.
Non, j’en ai pas besoin. Y a rien qui te donne un plus solide coup de vieux que de rajeunir.
C’est quand je parviens à l’extrémité de la Grand-Place que ça se déclenche.
Je vais te dire : tout est paisible, morose, assoupi. Tout stagne dans un engourdissement armoricain du plus bel aloi. Au-delà de la ville, les genêts de la lande fleurissent. Les pavés disjoints brillent encore de la dernière pluie. Une vieille coiffée de sa bigouden, par-dessus ses bigoudis, rase les murs en traînant un sac en toile cirée empli de légumes. La vie se bat les flancs.
Et puis, tout à coup, un fracas. Une chaise vient de défoncer la grande vitre du Café de la Marine et valdingue jusqu’à un banc de pierre avec lequel elle se met à flirter. Les rideaux à petits carreaux du bistrot s’échappent de l’établissement et flottent au vent du large, comme les jupailles de la reine d’Angleterre lorsqu’elle franchit la passerelle de son yacht pour aller montrer aux cons d’Ominium l’à quel point qu’elle est jolie et bien royale de partout. Il n’y a pas que les rideaux qui s’échappent du Café de la Marine. Des clameurs font de même. Et presque du tohu-bohu, sans charrier. On entend hurler des : « Non, arrêtez ! » des : « Séparez-les, bordel de merde » et autres recommandations allant dans le même sens, mais avec des variantes.
Mon travail consistant à faire respecter la loi, et une bagarre consistant à l’enfreindre, je décide d’opposer l’un à l’autre et me précipite.
T’as visionné sufisamment de vouesternes, ces conneries turpides, pour savoir que la castagne a cela de commun avec l’incendie ou la rougeole, c’est la rapidité de sa propagation. Deux gonzmans se chicornent à outrance dans la taule, renversant ce qui est renversable, brisant ce qui est cassable, malmenant le saint nom du Seigneur. Et d’autres, pris par la frénésie, commencent à se tabasser la gueule sous prétexte de les séparer. Des giclées de sang et des volées de dents partent ici et là. Le bruit sourd des poings constitue un sauvage roulement de tam-tam. Juchée sur le comptoir, Berthe Bérurier exalte les combattants. Sa jupe arrachée ne tient plus à sa taille que par une agrafe. Elle est affublée d’un élégant porte-jarretelles de couleur orange, avec des fleurettes bleues brodées, d’un slip couleur pervenche langoureuse, de bas noirs et de bleus verdissants.
Ses splendides cheveux décoiffés composent autour de sa citrouille des mèches récamières.
Elle brame, à l’intention d’un type qui disparaît sous des coups de poing :
— Vas-y, tue-le ! Arrache-lui les couilles à ce fumier.
Mais l’interpellé « n’y va pas », n’émascule pas, et c’est le fumier qui a le dessus.
Sur ces entrefaites, des gardiens de la paix radinent du commissariat au trot attelé. S’époumonent à siffler pour signifier leur présence et shootent à brodequins redoublés dans le tas jusqu’à ce que la bagarre cesse.
Soucieux d’assumer rnes fonctions, j’engage mes pandores à embarquer les antagonistes à la maison Pébroque pour vérification d’identités.
Tandis qu’ils obtempèrent (ce qui est la meilleure manière pour un gardien de la paix, d’obéir à un supérieur), je tends la main à Berthe afin de l’aider à se déjucher.
Elle est tout essoufflée, la pauvrette.
Le patron du lieu, une sorte d’espèce de vieux bourlingueur à l’amarre, blanchi par les vents du large, le visage pareil à une pipe en terre (dite aussi panthère) va conforter sa bourgeoise dans la cave où elle s’est réfugiée à l’aube du combat.
— Chère amie, dis-je à la Bérurière, que s’est-il donc passé ?
Elle s’aère les éponges, la chère âme, avant de proférer. Toute explication nécessite de l’oxygène ; consciente de ce que les siennes vont être longues, elle fait largement ses emplettes, la Baleine.
— Unignominie ! lance-t-elle en guise de préalable.
Et de m’expliquer la chose.
Elle réapprovisionnait une tablée de marins-pêcheurs en calva. Bon, très bien. « Vous me suivez, commissaire ? Le chef marin, un dénommé Kathkarre, patron du chalutier La Môme Crevette, par pure courtoisie, en parfait gentelmant qui sait les usages, m’a passé la main sous la jupe tandis que je servais. Et ne voilage-t-il pas, qu’à la table voisine, une espèce de goujat dit au commandant de La Môme Crevette :
« Eh ! l’ami, lu déballe pas la bourriche ; tu trouves que ça pue pas suffisamment la marée dans le secteur ? »
Читать дальше