— Mais vous n’y pensez pas, il y a trois cent vingt-quatre marches à descendre.
— Eh bien ! qu’ils se remuent le cul.
— Mais qu’est-ce qui se passe ?
— Peut-être qu’il ne se passera rien, mais peut-être qu’il se passera quelque chose d’un peu terrible, faites ce que je vous dis, immédiatement.
Je raccroche.
— Tu crois que c’est le phare qui va péter ? demande Alexandre-Benoît Bérurier, en homme qui sait conclure.
— Un anonyme me promet une explosion et me dit de regarder la mer sur la droite. Je n’aperçois qu’un phare. La déduction s’impose. Passe-moi les jumelles que j’ai aperçues dans le placard, en emménageant.
Il obéit de belle et bonne grâce.
Je règle les jumelles (qui précisément sont marines) à ma vue et bigle le phare intensément. Te dire que mon palpitant reste sage comme sur une planche anatomique serait mentir. C’est la grande recette, la bombe, je te l’ai moultement seriné. Elle pète à telle heure. Tu n’y peux plus rien. Juste attendre. Et tu attends. Et le tictac du monde continuant de fonctionner te semble formidable. C’est le monde qui est la bombe. Tu es la bombe. Tout est la bombe, sauf la bombe elle-même dont tu attends qu’elle explose sans être sûr qu’elle existe.
Tu es là, l’alarme au pied, à l’œil, perclus d’appréhension.
Ces lunettes sont excellentes puisqu’elles me permettent de voir les briques rouges du phare, sa coupole de verre, son assise en pierres de taille, avec l’ouverture ogivale de la porte, trou de terrier pathétique que les hautes lames de l’Atlantique viennent lécher hardiment.
Je guette la sortie du phareur. Je suis effaré. Rien… Quelle heure est-il ? Je n’ose regarder le cadran de ma tocante, de peur de rater le spectacle promis… On ne doit plus être loin du compte. Si la bombe ne s’amuse pas en cours de route, elle devrait éclater d’une seconde à l’autre.
A mon côté, le Gravos s’exorbite à s’en énucléer. Son souffle épais comme la machinerie d’un bateau à aubes remontant le Mississippi s’amplifie à chaque goulée.
— Tu croyes pas qu’ les quat’ minutes ont écoulé ? chuchote le Rhinocéros.
Là-dessus, le bigophone retentit, nous faisant sursauter.
— Réponds, Gros !
— Je risque de manquer l’badaboum, objecte Lanturlu, y’ a qu’à laisser carillonner ; y rappel’ront, merde !
— Réponds, bon Dieu !
En soupirant il s’arrache et va décrocher.
— Ici commissériat, j’écoute ! Ah, c’est vous, mon yeut’nant ? Vous disiez ? Causez plus fort, j’vous r’çois mal. L’gardien d’phare n’répond pas ? Faut insister, il est p’têt’ aux gogues et si é se trouvent à l’entresol…
C’est juste sur son point de suspension que la chose se produit. Et elle me prend au tu sais quoi ? Dépourvu. Pour la bonne raison que la propagation du son est plus lente que celle de l’image. Soudain, dans mes lunettes d’approche, le phare se disloque. Il éclate en son milieu. L’espace d’un éclair, il est séparé en deux. Il y a sa partie inférieure, massive et bien campée. Et puis un volcan en éruption dont la lave est faite de briques, et enfin la partie supérieure qui semble rester en suspension. C’est à cet instant de la vision que le bruit me parvient, il est ample, creux, lointain comme certains tonnerres. Mais il roule et s’amplifie en accourant, comme une boule de neige dans une pente. Là-bas, une pluie de matériaux sur un nuage noir. Je vois basculer la moitié supérieure du phare. Elle semble sauter loin de sa base, pareille à un épi de maïs dont on a sectionné la tige d’un coup de faucille.
Les lunettes se brouillent. Je continue de regarder à l’œil nu. On n’aperçoit plus qu’une espèce de nuée frangée de brume grise qui glisse doucement jusqu’au sol. Emergent lentement les ruines d’un phare, tour équivoque dentelée comme une couronne de marquis. Et voilà, mon correspondant de l’O.L.B. ne m’a pas berluré.
D’ailleurs, j’ai remarqué que les Bretons sont gens de parole. Ils ont le crâne dur et la pensée directe. Le mensonge est une chose fleurie qui ne s’accommode ni du granit, ni de l’océan, ni des grands vents hurleurs, ni des landes arasées. L’homme rude d’un pays rude ne sait que les vérités rudimentaires et ne peut inventer.
— Je savais, grommelle rageusement Bérurier, oh, j’savais quand y a quéqu’ chose à voir, c’est toujours pour tes z’yeux.
CHAPI CINQ
ET TOUT CE QUI S’ENSUIT
Il doit être sourdingue, le barde Delar’r, car il continue de bieurler à travers les rues, sa vielle dans les bras, sa vieille sur les bras, son chapeau rond sur la tronche. Il gutture drôlement en chantant, l’apôtre. C’est peut-être à cause de quoi il n’a pas perçu l’explosion. Toute la populace se draine fissa en direction du phare. Les gosses juchés sur des vieux vélos ferraillants, les jeunes gens à vélomoteur, les adultes en rang, les vieilleries en cannes ou béquilles, toute la cohorte impressionnante des veuves, noires et blanches comme des pies. Ici, à part une conserverie de sardines, l’industrie principale reste la veuve. Leurs matous sont allés boire la grande tasse, un jour, dans les lointains épouvantables du grand nord poissonneux. Elles, elles restent pour prier ferme, déferler du chapelet, processionner derrière le recteur en queue leu leu claudicante. Bien remercier not’seigneur d’avoir accueilli leurs terre-neuvas dans son magistral paradis. Qu’il ne leur reste à elles pauvres que de chétives pensions et des sablés bretons pour accompagner les rasades de café.
Oui, tout le monde coude à coude au corps en direction du sinistre. On crie des madoué ! des misères ! des Seigneur Jésus ! essoufflés. On se signe quand on est assez ingambe et qu’on n’a pas besoin de ses bras pour régler sa marche. On veut voir ça de près, à bout portant d’œil, cette chose inouïe d’un paysage privé du phare qui s’y trouvait planté depuis des chiées de générations. Et comment t’est-ce ils se démerderont pour rentrer à la nuit noire, les combien de marins, combien de capitaines, hein ? Comment éviteront-ils les perfidies des naufrageurs balanceurs de lampes-tempêtes ? Une pointe du Chaz sans phare vous a l’air à poil. Plus rien qui vigile pour marquer la limite entre l’océan féroce et la côte rocheuse, faite de mille hallebardes dardées vers les venants. Madoué ! Madoué ! Le criminel qui dynamite un phare engendre la tempête. La malédiction soit sur lui à tout jamais !
On fonce, le Mammouth et moi, en direction du port ; le plus simple ? Se rendre en canot tomobile jusqu’au sinistre. L’aborder par la mer. Comme nous déboulons sur le môle, une voix m’hèle :
— Hep, commissaire !
C’est le yeut’nant de gendarmerie. Il est debout dans une vedette qu’un vieux chacal de mer (les loups sont en voie de disparition) met en route. Nous les rejoignons in extremis. Le moteur de l’embarcation s’enrogne. C’est la décarrade écumeuse malgré la vitesse limitée à 3 nœuds dans le port. Béru, surpris par le plein-gaz du mataf, se retrouve à rond-ventre dans le canot. Il en perd son râtelier, tellement que la secousse a été forte.
— Inouï, inouï, dit l’officier de gendarmerie — corps d’élite s’il en fut — comment diable avez-vous été prévenu de la chose ?
— Un coup de fil semi anonyme d’un type qui prétendait appartenir à l’O.L.B.
— V’aim’rais vien affoir une confervafion afec Tango, déclare Alexandre-Benoît, tout en réparant son dentier tordu à l’aide de son Opinel.
— Pourquoi, Tango ? demandé-je distraitement.
— T’oublille qu’c’est un furdoué de l’esplovif !
Читать дальше