Gradenne semblait préoccupé par la conception de cette porte d’entrée, haute de deux mètres cinquante et de trois mètres de large, avec ses deux battants en bois solidement calés en haut et en bas par deux grosses tiges métalliques scellées l’une dans le linteau et l’autre dans le sol. Deux grosses targettes complétaient la fermeture. La petite porte découpée dans le panneau de gauche était munie d’une simple serrure. Chatel commenta :
— Impossible d’ouvrir les battants de l’extérieur. Si la petite porte est fermée, il n’est pas possible d’entrer.
Gradenne hocha la tête en signe d’approbation.
— Continuons, proposa-t-il.
Sur leur gauche, une autre porte donnait sur ce qu’ils devinaient être le labo avec, au fond, les silhouettes d’installations mystérieuses. Le hall était seulement éclairé par les néons du vestibule. L’ingénieur appuya sur un interrupteur permettant d’éclairer des équipements dont ils ne comprirent pas la fonction. Le local était vaste et ordonné avec de nombreux rayonnages chargés de bidons, de morceaux de bois, de pièces diverses et, dans un coin, de nombreuses caisses soigneusement empilées. Chatel s’approcha d’une machine.
— Voici la presse tragique. Je suppose que les gendarmes vous ont montré les photos. Moi je n’ai rien vu. D’après ce que j’ai compris, Verdoux a été retrouvé ici, la tête écrasée entre les plateaux.
Bruchet frissonna et son regard croisa celui du commissaire assis sur une caisse à proximité, s’essuyant le front avec son mouchoir. Un silence pesant s’établit. Chatel regardait tour à tour les deux enquêteurs dans l’attente d’une question. Le jeune policier contourna la presse et s’accroupit pour examiner, au pied de la machine, des taches brunes qui semblaient récentes. Chatel que ce silence embarrassait, prit la parole :
— Je ne comprends pas pourquoi Verdoux est venu faire des essais en pleine nuit et surtout seul, sachant que la sécurité imposait d’être accompagné.
Bruchet se releva lentement et jeta un long regard circulaire sur les lieux. À petits pas, parvenu à l’autre bout, il découvrit une autre porte à double battant encore plus importante que la première. Il revint vers l’ingénieur.
— Où donne cette porte ?
— Dans un magasin de stockage. Elle est pratiquement condamnée et ne sert que pour entrer du gros matériel, comme la presse qui pèse environ deux tonnes. Il faut pouvoir venir ici avec un chariot élévateur. En temps ordinaire, l’autre entrée suffit.
— Je vois. Qu’y a-t-il derrière ?
— Des piles de panneaux. Pour les découvrir, il faut passer par l’extérieur parce que la porte s’ouvre vers le magasin et, de toute façon, je n’ai pas la clé.
— Il n’y a personne qui travaille ici aujourd’hui ? demanda Gradenne.
— Ces installations n’ont pas pour fonction de produire. Elles servent à préparer les futurs prototypes en fonction des programmes de recherche. Pour l’instant, les essais sont suspendus. D’ailleurs, vous constatez que le chauffage a été coupé.
— De sorte, intervint Bruchet, qu’il n’y a pas eu d’activité ici depuis…
— Non ! Nous avons seulement nettoyé.
— Qui est chargé de la recherche ?
— Un ingénieur-chimiste, Noël Guardac. Je vais vous le présenter.
Ils revinrent sur leurs pas et entrèrent dans le labo où s’affairaient trois hommes en blouse blanche. Dans une petite pièce attenante, un homme barbu, dans la trentaine, assis derrière un bureau, leva les yeux vers les arrivants. Chatel lui serra la main.
— Salut, Noël, je te présente deux enquêteurs de la PJ. Ils sont là pour l’accident de Verdoux.
— Bonjour, messieurs, je croyais l’enquête terminée.
— Le procureur nous a chargés d’approfondir certains points, dit évasivement Gradenne. Monsieur Chatel nous fait visiter.
Guardac se leva et proposa de présenter ses activités. Son regard était perçant et son visage austère.
— Nous sommes cinq à travailler ici, moi compris. En fait, je dépends directement du siège. J’ai essentiellement deux fonctions. La première consiste à faire évoluer les procédés en cours dans toutes les usines du groupe, la seconde à faire de la recherche pour les produits d’avenir.
— Si j’ai bien compris, monsieur Verdoux n’était donc pas votre supérieur hiérarchique…
Bruchet qui se tenait un peu en retrait, remarqua une légère crispation sur le visage de Guardac qui répondit néanmoins calmement.
— Non ! Je dépends du directeur de recherche qui est au siège. La hiérarchie ici est un peu compliquée. Voyez-vous…
— Un peu plus tard, s’il vous plaît, coupa le commissaire. J’aimerais d’abord avoir une vue d’ensemble de la situation.
Gradenne avait esquissé un geste qui signifiait qu’il fallait aborder le problème avec calme et méthode. En parlant, il avait souri avec bienveillance, afin de ne pas froisser Guardac.
— Je comprends, je suis à votre disposition, répondit ce dernier.
Bruchet réalisait que son chef était sérieusement fatigué. Il ne fut donc pas surpris lorsque Gradenne demanda à Chatel quelques documents sur l’entreprise. Il était clair que c’était là un moyen d’abréger la visite et de retourner dans le bâtiment principal pour souffler un peu.
Dans le bureau de Chatel, le commissaire se laissa littéralement tomber dans l’un des deux fauteuils.
— Que puis-je pour vous ? demanda l’ingénieur.
— J’aimerais disposer de la liste du personnel, du planning de mardi et mercredi dernier.
— Aucun problème !
— Pendant que vous y serez, procurez-moi la liste des salariés des équipes B et C, ayant travaillé la fameuse nuit.
Chatel hocha la tête et esquissa un sourire admiratif.
— Vous êtes bien renseigné. Ce sont effectivement les deux équipes concernées. Je vais vous faire préparer ça. Je reviens dans un instant.
Quand il fut sorti, Bruchet s’inquiéta de sa santé auprès du commissaire.
– Ça ne va pas bien, ça se voit tant que ça ? répondit-il avec un sourire fatigué. Je crois que j’ai ma dose pour ce soir. Je ne suis plus bon à grand-chose. J’espère aller mieux demain. Rentrons au chaud et discutons de cette affaire.
Il se cala dans le fauteuil et ferma les yeux. Bruchet commençait à prendre conscience qu’il devrait sans doute assumer lui-même cette enquête, bien qu’il restât impressionné, ou plutôt intimidé par son supérieur. Le personnage s’était montré d’un commerce agréable. Mais la supériorité hiérarchique de Gradenne le bloquait, lui, jeune lieutenant nouveau dans le service, bien en peine de prendre des initiatives dans l’ombre de son chef.
Un grondement sourd, couvert à intervalles réguliers par des bruits de scies, troublait seulement le silence du bureau. Bruchet regardait par la fenêtre la campagne blanchie par la neige. Le jour déclinait et les rares autos qui passaient sur la route ne se devinaient plus que par leurs phares. Une légère angoisse montait en lui, due moins aux circonstances de la mort de Verdoux qu’à la perspective de conduire cette enquête dans des conditions difficiles.
Gradenne sursauta en grognant quand la porte s’ouvrit brusquement. Manifestement, il s’était endormi.
— Voilà ce que vous m’avez demandé, dit Chatel en déposant une liasse de feuilles devant lui. Désirez-vous autre chose ?
— Non, ça ira pour ce soir, je vous remercie. Nous allons en rester là. Je vous reverrai demain. Je vous remercie pour votre accueil.
— C’est normal. Soignez-vous bien.
Quelques minutes plus tard, les deux policiers roulaient vers leur hôtel. Gradenne qui semblait dormir ne dit pas un mot jusqu’à l’entrée de Citraize. Il sortit péniblement de la voiture. L’aubergiste les attendait.
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