— L'ange surtout, me dit Jacqueline à l'oreille.
Les autres reproductions que j'avais eues ou vues, depuis, dans ma vie, remarquai-je, en donnaient une idée moins exacte que celle de mes vacances en Bretagne. La femme aussi je la reconnus. Lui, je l'avais connu si jeune que je ne pouvais plus savoir s'il me plaisait ou non, elle si, je le savais, elle m'avait toujours un peu déplu. Lui dit-il qu'on le lui assassinera ?
— C'est très beau, dit encore Jacqueline.
Pendant ces vacances, je m'en souvins, je m'étais souvent demandé devant qui il pouvait bien s'incliner comme ça.
— Elle aussi, remarque, ajouta Jacqueline.
Je pensais tout d'un coup à lui dire que je connaissais très bien ce salaud, cet ange. Que je le connaissais depuis que j'étais tout petit garçon. C'était un détail insignifiant de mon existence, une chose que j'aurais pu dire à n'importe qui, qui ne lui aurait rien appris sur moi et qui ne m'aurait engagé à rien vis-à-vis d'elle. Quand même, je vais le dire, pensai-je. Mais, était-ce la fatigue ? Je ne pus pas le lui dire. Ce ne fut pas tant moi qui ne le pus pas, que mes lèvres. Elles s'ouvrirent puis, curieusement, s'ankylosèrent et se fermèrent comme une valve. Rien n'en sortit. Ça ne va pas, pensais-je, un peu inquiet.
— Mais l'ange, surtout, dit une seconde fois Jacqueline.
J'essayai encore, mais en vain, je ne pouvais pas m'y résoudre, me résoudre à lui dire une chose aussi simple que celle-ci, que cet ange m'était aussi familier qu'un camarade d'enfance. Voilà. C'était simple. J'étais un homme qui s'était arrangé de telle façon dans la vie, que non seulement il n'avait personne à qui dire une chose pareille, mais pour qui dire une chose pareille était d'une difficulté insurmontable. C'était facile à dire pourtant : quand j'étais petit, j'ai eu une reproduction de l'ange de ce tableau pendant deux mois. Ou bien : c'est comme si je retrouvais un copain parce que pendant deux mois, c'était en Bretagne, je l'ai eu au-dessus de mon lit. Ça n'aurait dû poser un problème que pour un chien ou encore un poisson, mais j'étais un homme. Ce n'était pas naturel. Il y avait mille façons de le dire mais à elle, je n'en trouvais aucune. A lui, j'aurais pu dire : tu te souviens ? Mais il ne se souvenait de rien, ça ne m'aurait pas servi à le dire, on ne peut pas parler tout seul. Le soleil donnait maintenant sur le tableau. Il en était incendié. Après tout, est-ce qu'on ne pouvait pas continuer à ignorer que je l'avais connu ?
Il me parut que non, ou plutôt que le moment était arrivé pour moi de le dire à quelqu'un.
C'était une chose que j'eusse aimé dire, de très peu d'importance, certes, mais de laquelle je trouvais difficile, tout à coup, de me passer. Je découvris donc cela, mais qui cette fois ne concernait que moi — on découvre ce qu'on peut, à l'âge qu'on peut et à l'occasion qu'on peut — qu'il n'y avait pas de raisons pour que le monde ignorât plus longtemps encore que j'avais connu cet ange, étant enfant, en Bretagne, et non plus de raisons pour que je le tus davantage. Il fallait que cette chose soit dite. Sa formulation frémissait en moi avec l'indécence du bonheur. J'étais très étonné.
Je restai sur le banc très longtemps, plus longtemps que ne le méritait sans doute le tableau, plus d'une demi-heure. L'ange, bien sûr, était toujours là. Je le regardais machinalement mais sans le voir, tout attentif que j'étais au soulagement qui suivait ma découverte. Il était grand. Mon imbécillité s'en allait de moi. Immobile, je la laissais s'en aller. Après avoir retenu très longtemps une énorme envie de pisser, j'arrivai enfin à pisser. Et quand un homme pisse il est toujours attentif à le faire le mieux possible et jusqu'à la dernière goutte il reste attentif. Ainsi je faisais. Je pissais mon imbécillité jusqu'à la dernière goutte. Et puis ce fut fait. Je fus calme. Cette femme, auprès de moi, recouvra lentement son propre mystère. Je ne lui voulus plus le moindre mal. En somme j'étais devenu majeur en une demi-heure. Ce n'est pas tout à fait une façon de parler. Une fois majeur je recommençai à voir l'ange.
De profil. Il était toujours peinture. Aussi indifférent. Il regardait la femme. La femme aussi était toujours peinture, elle ne regardait que lui. Au bout d'une demi-heure, Jacqueline me dit, toujours à voix basse :
— Il y a tout le reste à voir. Les musées ferment tôt.
Je sus enfin qu'elle ne me disait cela que parce qu'elle ignorait que j'avais connu l'ange, et qu'elle ne l'ignorait que parce que je ne le lui avais pas dit et pour aucune autre raison. Pourtant je ne le lui dis pas et je ne bougeai pas de mon banc. Il m'aurait sans doute fallu pour cela plus de temps encore. L'ange resplendissait toujours, incendié de soleil. On n'aurait pas pu dire s'il était homme ou femme, non, ç'aurait été difficile, il était un peu ce qu'on voulait. Sur son dos il y avait en effet les ailes admirables et chaudes du mensonge. J'aurais voulu le voir mieux que je ne le voyais, qu'il tourne un peu la tête par exemple et qu'il me regarde. A force de le regarder et de le regarder, de baigner dans cette peinture, la chose ne me parut pas tout à fait impossible. Je crus même à un moment donné qu'il me faisait un clin d'œil. C'était sans doute un coup de réfraction de la lumière du gazon car la chose ne se renouvela pas. Depuis qu'il était là, enfermé dans cette peinture, il n'avait jamais regardé un seul touriste, attentif seulement à bien remplir la mission qu'on lui avait confiée. De toute éternité, seule la femme l'intéressait. Il fallait bien convenir d'ailleurs que l'autre face de son visage n'existait pas. Et que s'il avait tourné la tête pour me regarder, c'eût été d'un visage mince comme une pellicule, et borgne. C'était une œuvre d'art. Belle, ou pas belle, je n'avais pas d'avis. Mais avant tout, une œuvre d'art. On ne devrait pas, dans certains cas, les regarder trop longtemps. Depuis quatre cents ans avait-il fait le moindre clin d'œil à quelqu'un ? Je ne pouvais ni l'emporter, ni le brûler, ni l'embrasser, ni lui crever les yeux, ni le baiser, ni lui cracher à la figure, ni lui parler. A quoi cela me servait de le regarder encore ? Il fallait me lever de ce banc et continuer ma vie. A quoi cela m'avait servi de regarder l'autre, de profil aussi, qui conduisait sa camionnette de cette façon si buissonnière, tout en me conseillant le bonheur ? Celui à qui je rêvais chaque nuit et qui était maintenant tout aussi englué à Pise, dans sa maçonnerie, que celui-ci dans sa peinture ? Une grande douleur m'assaillit dans la poitrine à la hauteur de l'estomac. Je la reconnus. J'avais déjà pleuré dans ma vie, deux fois, une fois à Paris, une fois à Vichy, à propos de l'État civil. C'est l'ange, me dis-je, ce chauffeur, ce traître. Mais pourquoi pleurer ? La douleur augmentait : du feu dans ma poitrine et dans ma gorge et qui ne sortirait, je le savais, qu'avec des larmes. Mais pourquoi, me demandais-je toujours, pourquoi pleurer ? J'espérai qu'en trouvant la raison de cette envie bizarre, je l'enrayerais, je viendrais à bout de la douleur. Mais bientôt le feu fut dans ma tête et je ne pus plus rien chercher du tout. Je ne pus me dire que ceci : si tu en as aussi envie que ça, eh bien, il faut que tu pleures. Après, tu verras pourquoi. Du moment que tu t'empêches de pleurer, c'est que tu n'es pas honnête avec toi-même. Tu n'as jamais été honnête, il faut commencer tout de suite à l'être, honnête, tu comprends ?
Ce mot arriva sur moi, vague haute, terrifiante, il me submergea. Je ne pus l'esquiver.
Chacun a sa façon à lui de pleurer. La pièce s'emplit d'un gémissement sourd, celui du veau qui veut rentrer à l'étable, qui en a assez de la pâture et qui voudrait bien voir sa vache de mère. Aucune larme ne sortit de mes yeux. Mais le gueulement en fut d'autant plus fort. Dans le calme, qui le suivit immédiatement après, j'entendis, comme tout le monde, ces mots :
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