Sous la véranda de sa case, pendus aux piliers, il y avait deux masques de danseurs, ils étaient blancs et noirs, en bois peint, surmontés de cornes en flamme et annelées. Anna aussi la regardait beaucoup. Legrand recommença à lui parler. Mais elle ne répondit plus. Legrand réfléchit, se gratta encore la tête et se tourna vers nous.
— Elle ne veut pas dire où il est, dit-il.
Anna se leva et alla vers la case. Nous la suivîmes. Epaminondas et moi n'en pouvions plus, à vrai dire, d'attendre de le faire. De près, sa beauté restait aussi parfaite. Anna s'approcha d'elle et lui sourit, elle était très émue. La femme la regarda, les yeux agrandis par une curiosité extraordinairement douloureuse et elle ne répondit pas à son sourire.
L'étrange odeur qui flottait dans l'air s'accentua et une légère fumée, âcre, s'éleva derrière nous. Mais personne n'y prit garde encore, sauf moi. Et encore, à peine.
Anna, debout devant la femme, la regardait. La femme aussi, mais elle, sans toujours pouvoir lui sourire. Anna sortit un paquet de cigarettes de la poche de son short et le lui tendit. Elle le fit dans un geste humble et elle lui sourit, comme je ne l'avais jamais vue sourire encore, pour elle seule, dans l'oubli de ce qu'elle était venue lui demander. La femme sursauta à la vue du paquet de cigarettes. Elle baissa les yeux, prit une cigarette et la porta à sa bouche. Sa main était une fleur aux pétales bleus. Elle tremblait. Je me penchai et je lui allumai sa cigarette. Mais sa main tremblait si fort qu'elle la lâcha. Epaminondas la lui ramassa. Elle la reprit machinalement, la porta à sa bouche et aspira une longue bouffée. C'était une femme qui aimait fumer et qui trouvait à fumer de la force et de la patience. Son regard, pour la première fois, quitta Anna et nous scruta Epaminondas et moi, toujours avec la même douloureuse curiosité. Elle chercha à comprendre, ne comprit pas, et s'y résigna.
— Dites-lui, dit Anna, à voix très basse, dites-lui qu'il y a beaucoup de chances d'erreur.
Legrand traduisit avec difficulté. La femme écouta, impassible. Elle ne répondit pas.
Une grosse volute de fumée arriva sur nous, portée par le vent du soir. Mais personne encore n'avait le loisir de la remarquer. Sauf moi. Et encore. Toujours à peine. Elle était pourtant étrangement âcre et puante.
— Beaucoup, beaucoup, dit Anna, de chances d'erreur.
Legrand traduisit, toujours avec difficulté. Il s'énerva un peu. La femme eut une seconde l'air de vouloir répondre, mais elle se tut encore.
— Dites-lui, dit Anna, que moi, il y a trois ans que je le cherche.
Legrand traduisit encore. La femme regarda longuement Anna, réfléchit encore, plus longtemps que tout à l'heure, puis baissa les yeux et ne répondit pas.
— Les autres, dit alors Legrand, en se retournant vers la place, parleront peut-être.
Anna se releva.
— Non, dit Anna, je ne veux parler à personne d'autre qu'à elle.
Elle attendit encore longuement avant de parler. Elle était redevenue calme. La femme avait fini sa cigarette et elle lui en offrit une autre. Ce fut à ce moment-là que brusquement l'odeur de fumée devint si forte qu'on fut obligé de le remarquer. Anna se tourna et devint d'une pâleur extraordinaire. Elle regarda au loin, d'où ça venait. Ça venait de derrière la place, ce n'était pas loin. Anna esquissa un mouvement de fuite, mais dans l'autre sens, du côté où nous étions arrivés. Puis elle s'arrêta, sans forces. Legrand, manifestement, ne comprit rien à ce qui nous arrivait. Je m'élançai, suivi d'Epaminondas. Sur une très petite place, ronde, deux hommes rôtissaient un koudou. Ils tournaient une branche qui passait entre ses pattes ligotées. Sa tête, intacte encore, balayait le sol de ses naseaux, mais son long cou qui avait porté sa liberté dans les forêts les plus reculées de la terre était déjà flétri par les morsures du feu. C'étaient ses sabots qui, en brûlant, avaient répandu dans tout le village cette odeur qui nous avait alarmés. Ses cornes avaient été détachées. Elles gisaient à terre comme des épées tombées des mains du guerrier. Je revins vers Anna.
— Un koudou, dis-je, un grand koudou.
La femme elle aussi avait suivi notre manège, sans le comprendre. Et Legrand, qui n'avait de l'imagination humaine qu'une très petite idée, ne comprit pas davantage. Anna se remit assez vite. Elle s'adossa à un pilier de la véranda pendant une minute, puis elle se retourna vers la femme. A ce moment-là, la femme parla. Elle avait une voix douce et gutturale.
— C'est pour vous, traduisit Legrand, qu'il a tué ce koudou, hier matin.
Elle se tut encore. Anna s'assit à côté d'elle sur la natte. La femme se rassura un peu.
— Je ne veux plus lui demander où il se trouve, dit lentement Anna. Ce n'est pas la peine. Dites-lui qu'il a sur lui une cicatrice très, comment dire ? particulière, qu'on ne peut pas la voir comme ça, de l'extérieur, que seules des femmes, comme elle…, comme moi ont pu voir. Dites-lui que pour nous deux, il est très facilement reconnaissable, grâce à cette cicatrice.
Legrand traduisit comme il put, succinctement à ce qui nous parut. La femme réfléchit et répondit.
— Elle demande comment est cette cicatrice, dit Legrand.
Anna sourit quand même.
— Elle doit comprendre, dit-elle, que je ne le lui dise pas.
Legrand traduisit encore. La femme plissa légèrement ses yeux en guise de sourire. Elle dit qu'elle comprenait. Puis elle dit quelque chose d'assez long.
— Elle dit, traduisit Legrand, que des cicatrices, tous les hommes en ont.
— Bien sûr, dit Anna, mais celle-ci fait partie de son histoire. Plus, beaucoup plus que les cicatrices en général.
Il traduisit. Elle réfléchit encore. Nos chances diminuaient toujours. Manifestement, elle ne comprenait pas. C'est foutu, dit Epaminondas. Il trépignait d'impatience. Il ne pensait plus qu'aux koudous et il aurait voulu repartir assez rapidement pour essayer d'en avoir un avant la nuit. Legrand lui aussi s'énervait. Quand il traduisait maintenant il avait des intonations vulgaires. Seuls Anna et moi supportions bien cette épreuve de patience. Oui, nos chances diminuaient toujours quand tout à coup la femme dit quelque chose d'encore assez long, et sur un ton plus ferme que tout à l'heure.
— Elle dit, traduisit Legrand, que des cicatrices comme celle-là, il y en a sur tous les hommes forts et courageux.
Il ajouta, en tapant du pied :
— Comme si c'était là la question. Elle va vous mener en bateau jusqu'à ce soir.
— J'ai l'habitude, dit Anna.
La femme dit encore quelque chose, de plus long encore. L'énervement de Legrand ne lui faisait aucun effet.
— Elle dit, dit Legrand, que des hommes forts et courageux il y en a partout ailleurs qu'ici.
— Où, demanda Anna, où se trouve cette cicatrice ?
Je retenais ma respiration. Anna s'était rapprochée de la femme et elle lui parlait à elle et non plus à Legrand. Je la voyais aussi mal qu'à Sète lorsqu'elle s'était retournée sur moi sous le porche de la station-service. La femme ne mentait pas. Elle omettait de dire les choses mais son expression n'était pas celle de la dissimulation.
— Où ? demanda encore Anna.
Elle n'aurait pas eu je crois la force d'en dire davantage. La femme s'était visiblement décidée à céder. Elle ne répondit pas. Elle regarda Anna avec des yeux de condamnée à mort, puis elle éleva son doigt, bleu comme le destin. Je fermai les yeux. Lorsque je les rouvris, le doigt bleu s'était arrêté sous son oreille gauche, sur le cou. Elle cria. Legrand traduisit aussitôt.
— Un coup de couteau, il avait vingt ans.
Anna n'écouta pas. Elle s'était de nouveau adossée au pilier, le visage décomposé par la peur. Elle alluma une cigarette.
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