— Plutôt que de se laisser piquer, dit Legrand.
— Je suis riche, dit Anna.
— Il vaut cher, dit Legrand.
— Mais, je suis très riche, dit Anna.
— Tellement que ça ? dit Legrand ragaillardi.
— Oui, dit Anna. Une honte.
— Alors, dit Legrand, si ce n'est pas trop tard, on pourra peut-être s'arranger…
Il eut l'air de se souvenir tout à coup de quelque chose.
— Mais, dit-il, dans le cas où ce ne serait pas lui…
— Il l'est déjà suffisamment comme ça, dit Anna.
— Comprends pas, dit Legrand au bout d'un moment.
— Je veux dire, dit Anna, que même dans ce cas…
*
Legrand décida que le mieux était de gagner le village, qui était à trois heures de marche, où la veille encore se cachait Gégé. Là seulement, à défaut de Gégé, nous pourrions savoir dans quelle direction continuer nos recherches. Il paraissait plein d'initiative et heureux d'en avoir, surtout depuis la proposition d'Anna et pour la première fois depuis Léopoldville il consentit à prendre avec nous un peu de whisky hollandais.
Nous nous mîmes en route aussitôt afin de ne pas perdre la moindre chance de joindre Gégé. Il pouvait partir d'une minute à l'autre et il fallait nous presser. Les deux Montboutous avec lesquels Legrand avait tenu un long conciliabule nous accompagnaient, Legrand ne se souvenant pas très bien du chemin.
Dès la sortie du village, nous nous engageâmes dans des sentiers de terre battue, très étroits, et dans lesquels on ne pouvait marcher qu'en file indienne. Anna marcha devant moi, précédée de Legrand et des deux Montboutous. Epaminondas, derrière moi, fermait la marche. Il faisait chaud, mais il y avait toujours ce vent de savane et il était très supportable de marcher. De temps en temps, Anna se retournait vers moi, me souriait, et nous nous regardions sans parler. De quoi, dès lors, aurions-nous pu nous parler ? Je la trouvai plus pâle que d'habitude, mais nous avions si peu dormi qu'elle devait être fatiguée. Au bout d'une demi-heure de marche, Legrand nous distribua des sandwiches et des biscuits qu'il avait emportés de l'hôtel où nous avions passé la nuit. Ce qui nous toucha beaucoup. Mais nous n'avions plus, même Epaminondas, le moindre appétit. Il ne se passa rien pendant cette longue marche. Sinon que de temps en temps, Epaminondas poussait des exclamations curieuses — qui rappelaient déjà celles des Montboutous — parce qu'il croyait avoir vu un koudou. Qu'il crut en voir suffisamment pour retarder notre horaire d'une demi-heure. Et que de temps à autre encore les deux Montboutous conversaient entre eux, et, d'une voix si haute, si inhabituelle que cela, chaque fois, nous faisait sursauter. Le terrain était ondulé et parfois assez fortement. Quand il se creusait trop le vent cessait et il devenait pénible de marcher. Mais en général on retrouvait toujours assez vite le plateau et le vent chaud qui hululait dans toute la savane.
Au bout de deux heures de marche, le sentier monta fort et redescendit dans une vallée profonde et fraîche de fromagers et d'acajous. Legrand se retourna et annonça à Anna que nous n'étions plus bien loin. On remonta l'autre versant de la vallée et on retrouva encore une fois la savane, très clairsemée et tapissée de ce chaume épais qui arrivait à poitrine d'homme, à travers lequel le vent chantait. D'autres sentiers coupaient le nôtre à tout moment, aussi étroits et battus, ils couraient comme le sang dans tout le bassin de l'Ouellé. Vers trois heures, il fit un court orage. Nous dûmes nous abriter sous un arbre pendant le temps qu'il dura. On en profita pour fumer des cigarettes et boire un peu de whisky hollandais. Mais personne n'eut envie de parler, même pas Legrand. Ce fut pendant ce répit qu'Epaminondas tira un oiseau qui lui aussi était venu s'abriter dans l'arbre. Il le rata. Legrand se fâcha. Nous étions si près, nous dit-il, que c'était là le plus sûr moyen de faire fuir le marin de Gibraltar. Néanmoins, avant de reprendre notre marche, il tira lui-même deux coups de mauser en l'air. Mais, nous dit-il, ça c'était le signal. La savane résonna longuement et l'air était si pur après la pluie, qu'il cria comme un cristal. Une demi-heure après, montre en main, Legrand tira un nouveau coup de mauser, mais un seul, toujours en l'air. Puis il nous dit de nous arrêter et de ne faire aucun bruit. Une minute se passa, dans le plus grand silence. Puis un tam-tam sourd et triste s'éleva de la savane. Legrand nous annonça que nous n'étions plus qu'à une demi-heure du but. Dès lors je ne regardai plus Anna. Et elle ne se retourna plus vers moi. Epaminondas lui-même ne vit plus aucun koudou.
Une demi-heure après, comme prévu, après un brusque tournant du sentier, un petit village apparut, bas et sombre, perdu dans le chaume comme une termitière. Je devançai Anna et je suivis Legrand, mais à une certaine distance. Ce fut lui qui pénétra le premier sur la place du village. Il s'arrêta. Je le rejoignis. Il n'y avait sur cette place aucun homme blanc.
Le village ressemblait à celui que nous venions de quitter, mais paraissait plus petit et sa place centrale était rectangulaire au lieu d'être ronde. Toujours les mêmes cases de bunco et les vérandas recouvertes de roseaux. Tout était calme. Anna et Epaminondas arrivèrent à leur tour. Des femmes tissaient sous les vérandas. Des enfants nus, couleur de cuivre chaud, jouaient. Un forgeron travaillait un outil, il envoyait dans le soleil des gerbes d'étincelles bleues. Des hommes, accroupis, triaient du mil. Le forgeron nous regarda arriver, puis, il continua son travail. Les femmes continuèrent à tisser avec application, et les hommes, à trier le mil. Seuls les enfants vinrent vers nous avec des cris d'oiseaux. Personne d'autre ne se dérangea. Legrand fit une drôle de grimace. Il était clair que non seulement nous étions attendus, mais que nous étions très indésirables. Legrand se gratta la tête longuement et nous dit que tout cela lui paraissait anormal. Il nous désigna une véranda vide et nous dit de nous y asseoir. En arrivant, les deux Montboutous étaient allés tout droit vers une case qui était sur la droite de la place, à quelque dix mètres de nous, et Legrand les rejoignit. Sur la véranda de la case, assise sur une natte, nous nous en aperçûmes quand Legrand nous quitta, il y avait une femme, une femme qui, elle, nous regardait. Les deux Montboutous lui parlaient mais elle n'écoutait rien de ce qu'ils lui disaient. Contrairement aux autres, celle-ci ne faisait rien. Elle regardait Anna. Elle était belle. Nous eûmes l'impression que Legrand la connaissait, il la salua, écarta les deux Montboutous et à son tour, lui parla. Ça devait être une très jeune femme. Elle ne devait pas être de ce village, son pagne était différent de celui des autres, de forme et de couleur, il était d'une belle qualité, gris, parsemé d'oiseaux rouges et elle le portait attaché à l'épaule et non drapé autour de la taille. L'un de ses seins seulement était nu. Il était d'une extrême beauté. Elle ne paraissait pas très grande, mais plus grande que la plupart des autres femmes montboutous que nous avions vues jusque-là. La peau de ses bras et de ses épaules avait encore la même couleur cuivrée que celle des enfants. Des enfants aussi elle avait encore les joues, pleines et lisses. Non, elle n'habitait pas ce village-ci, elle devait venir de plus loin, d'une ville. Sa bouche large et rebondie était en effet fardée de rouge.
Il flottait dans ce village une étrange odeur.
Legrand lui parla pendant trois minutes. Puis il attendit. Elle attendit elle aussi puis elle lui répondit quelque chose de très bref, tout en ne cessant pas de regarder Anna. Ses dents illuminèrent sa noirceur d'un éclat sauvage.
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