Dans l'après-midi, sans que Legrand ait jugé utile de nous faire déjeuner, nous arrivâmes dans une ville au nom curieux de Coquilhatville dont Epaminondas attendait beaucoup, mais qui n'avait rien de bien curieux. On quitta le Congo à cette hauteur, mais on le retrouva vers six heures du soir, dans une autre ville, beaucoup plus petite qui s'appelle, si je me souviens bien, Dodo. Là, on quitta définitivement le Congo et on piqua droit vers le nord pour rejoindre au plus vite la vallée de l'Ouellé. La route changea. D'abord elle devint moins bonne, puis mauvaise, puis elle ne fut plus empierrée et nous dûmes faire très attention de ne pas nous embourber dans les fondrières argileuses. Vers huit heures du soir, la plaine cessa et on commença à monter doucement dans les savanes élevées de l'Ouellé. Il fit plus frais. On s'arrêta dans un poste où il y avait quelques bungalows de blancs et un petit hôtel, tenu également par un blanc que connaissait Legrand. Epaminondas remarqua, non sans inquiétude, qu'ils se ressemblaient et que nous étions attendus. On se doucha longuement. On avait très faim malgré la chaleur, même Epaminondas. Le bungalow aurait pu paraître triste. Il était sale, ses murs étaient nus et pour toute lumière il n'y avait qu'une lampe à acétylène. Mais, il y avait du whisky hollandais, nous dit-on. Anna en demanda aussitôt. On dîna. Epaminondas mangea avec son mauser en bandoulière. Il ne le déposa sur une chaise à côté de lui qu'après trois whiskys hollandais. Legrand refusa de toucher au whisky. Nous en bûmes quand même, à son nez et à sa barbe. C'était un homme méfiant. Je ne vois pas encore très bien de quoi il nous suspectait. Mais il nous suspectait constamment et jusque dans l'appétit dont nous fîmes preuve ce soir-là. Pourtant, il fallut bien se parler un peu. Et de quoi pouvions-nous lui parler ?
— Vous chassez le koudou ? lui demanda Anna.
— Jamais vu un seul koudou, dit-il, peux pas vous en parler.
— C'est dommage, dit Anna. J'aurais bien entendu ce soir de belles histoires sur les koudous.
— Je croyais que c'étaient les sauriens, dit Legrand, qui vous intéressaient.
— Non, dit Anna, c'est vous que les sauriens intéressent, moi c'est les koudous.
— Il y avait, dis-je, il y a encore, en Somalie, un petit koudou. C'est le plus petit de l'Afrique. Il habite les pentes du grand massif du Kilimandjaro. Il est rapide comme le vent, il a sur la nuque une petite crinière qui rappelle celle des poulains. Il est excessivement méfiant et timide. Il est intelligent. Il a compris une fois pour toutes qu'il était un gibier rare et difficile.
— Est-ce qu'il a toujours été un gibier rare et difficile ?
— Pas toujours, dis-je. Une fois, il y en a eu un qui a vu un chasseur monté sur une auto. Il a trouvé le chasseur sympathique et son auto, curieuse. Il s'est amené et il a léché gentiment, en guise de salutation, les pneus de cette auto. Il a trouvé que c'était bon, le pneu. Mais le chasseur s'est dit, voilà un koudou qui se moque de moi. Les chasseurs aiment le gibier rare et difficile. Il le lui a fait comprendre à cet effronté de koudou. Maintenant il est loin, sur les pentes vierges du Kilimandjaro.
Legrand me regarda d'un air méfiant.
— C'est bien de koudous, que vous parlez ?
Anna le rassura.
— C'est notre gibier préféré, expliqua-t-elle.
— Puis, dit Epaminondas, préféré ou pas, de quoi d'autre pourrait-on vous parler ?
— Et nous sommes dans son pays, non ? dis-je.
Nous avions soif et nous alternions le whisky et la bière. Ce qui nous fit rapidement un certain effet. Legrand nous regardait boire d'un air vexé.
— Et Gégé, demanda Epaminondas, il en a tué des koudous ?
Pour la première fois, Legrand eut un rire suggestif.
— Oh ! lui, dit-il.
Il ne termina pas sa phrase. Nous nous marrâmes tous d'un air entendu. Ce qui dérouta une nouvelle fois Legrand.
— Le chasseur de koudous, dis-je, est un être à part. Il a beaucoup de patience. Il prend son temps.
— Faut l'espérer, dit Epaminondas en se marrant.
— On peut perdre le sommeil à chasser le koudou, dis-je, et même quelquefois le manger. Ça arrive. Question de tempérament. Il y en a qui peuvent. Il y en a qui ne peuvent pas.
Legrand me lorgna d'un air totalement incompréhensif. Au contraire d'Epaminondas, quand il ne comprenait pas, son visage s'affaissait et devenait disgracieux.
— Vaudrait mieux sourire, lui dit Anna. Je suis sûre qu'on vous le pardonnera. D'ailleurs, nous ne le dirons à personne.
Elle était si jolie que je crus qu'il allait enfin fléchir, la regarder avec bienveillance. Mais non.
— Ne me fait pas sourire qui veut, dit-il.
— D'accord, dit Epaminondas.
Anna mit les pieds sur la table, comme elle faisait souvent sur le bateau lorsque nous bavardions seuls dans le bar. Ses chevilles sont aussi fines que celles des koudous.
— Tu as des chevilles de koudou, lui dis-je.
— Demain, dit-elle, nous en verrons peut-être un, qui sait ? J'ai très envie d'en voir un comme vous dites, petit, avec une crinière hirsute, des cornes annelées, en flammes, au-dessus de son petit front têtu.
— Si on avait le droit de s'arrêter une heure, dit Epaminondas, quand il flotte pas, qui sait ? on en verrait peut-être un ?
Il regarda Legrand avec agressivité. Mais Legrand ne réagit pas. Il m'écoutait, toujours aussi éberlué.
— Raconte-moi, allez, dit Anna, comment sont-ils devenus un gibier rare et difficile après avoir léché les pneus des chasseurs ?
Je commençai à lui caresser ses chevilles de koudou. Cela gêna visiblement Legrand qui détourna les yeux mais qui n'en continua pas moins à écouter. Il devait beaucoup s'ennuyer dans l'existence.
— Ce n'est pas, dis-je, que les chasseurs lui voulaient du mal. Non. Mais ils étaient venus chercher un gibier rare et difficile, alors ils ont été vexés. De plus, ils avaient des carabines toutes prêtes, huilées et chargées et ils voulaient s'en servir. Ils s'en servirent. Le koudou ne mourut pas tout de suite. Il pleura longtemps. Voir pleurer un koudou est une chose que personne ne devrait voir. Allongé sur le bord de la route, la gueule en sang, le koudou pleura de tristesse d'avoir à mourir. Il pleura les pentes herbeuses du Kilimandjaro, les traversées à gué de l'Ouellé, les aurores silencieuses dans les clairières des savanes. Le chasseur l'acheva. Il le chargea sur son porte-bagages et s'en retourna vers sa tente. Il ne raconta son aventure à personne. Il ne s'agissait que d'un seul koudou, et le monde en fourmille, mais l'innocence d'un seul koudou, qui pourra jamais la racheter ? Le lendemain, le chasseur trouva que le matin était amer. Il n'eut pas le courage de se lever et resta enfermé dans sa tente jusqu'à midi.
— Ah ah ! s'esclaffa Legrand, pour une histoire de con…
— Ça se voit tout de suite, lui dit Anna, vous, vous ne vous levez jamais à midi. Après ?
— Les koudous sont devenus très difficiles à chasser, ils le sont encore.
— Et le chasseur ? demanda Epaminondas.
— On dit qu'il ne s'est relevé que pour quitter l'Afrique et qu'il n'y est jamais revenu…
— Ce n'était pas un chasseur, dit Anna. Oh, que j'aimerais demain tuer un koudou.
— Et moi, dit Epaminondas, qu'est-ce que je donnerais…
— Lorsqu'on en tue un comme on doit le tuer, après des jours et des jours d'attente, des semaines, alors, au contraire, on est très heureux. On le charge sur le toit de la voiture, les cornes en avant, et en arrivant, on klaxonne d'une façon spéciale pour l'annoncer. La vie est belle, tout à coup. On regarde longuement le koudou à la lueur des lampes à acétylène, ce dans la recherche de quoi on s'est totalement oublié.
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