— Alors, dit Anna, les océans se sont remplis et les petits animaux qui étaient sous la glace sont sortis.
— Heureusement qu'on n'y pense pas tout le temps, dit le pote, à ces choses-là, que c'est comme pour le reste, qu'on les oublie.
— Heureusement, dit Anna.
— Ah heureusement, s'esclaffa Epaminondas, très bruyamment.
— Ah ça oui, dit le barman, heureusement.
— Tu parles, continua Epaminondas, on a assez de soucis comme ça.
A ce moment-là entra un nouveau client. Il avait peut-être trente ans, il était très bien fringué.
— Voilà Jojo, dit le barman, on va se marrer.
— Bonjour, dit Jojo.
— Bonjour, dit tout le monde.
Jojo alla s'asseoir à côté d'Henri et lorgna Anna tout aussitôt, d'un œil connaisseur.
— Mais alors, les sauriens, me demanda Anna, quand sont-ils arrivés ?
— Il y a des sauriens d'arrivés ? demanda Jojo.
— Oui, dis-je, depuis deux jours.
— Trois, dit Epaminondas.
— Laisse courir, dit le barman.
— Qu'est-ce que c'est que ça, les sauriens ? demanda Jojo.
— Des hommes comme les autres, dis-je. Mais ils ont tellement d'appétit, qu'ils dévorent tout sur leur passage.
Personne ne réagit. Chacun écoutait sans comprendre. Il faisait trop chaud pour comprendre.
— Je crois que c'est encore foutu pour ce soir, me dit Anna tout bas.
— On leur fera un dessin, la prochaine fois, dit Epaminondas.
— Qu'est-ce qu'ils foutent ici ces sauriens ? demanda enfin Jojo.
— Ça suffit, dit Henri.
— Je te le dirai, dit le barman, t'excite pas.
— Ils ne foutent absolument rien, dit Anna en riant, même que c'est une honte…
— Ils étaient très grands, très laids, dit le barman, ils chassaient tout, aussi bien dans les mers que sur la terre…
— On ne l'envoie pas dire, dit Epaminondas en se tordant.
— Jamais entendu parler de ça, dit Jojo.
— Ben merde, gueula Epaminondas, vous êtes bien le seul.
— Et les oiseaux, alors ? demanda Henri.
— Oui, dit Anna, je crois que c'est encore foutu pour ce soir.
— Les oiseaux, dis-je, c'est comme l'amour, ça a toujours existé. Toutes les espèces disparaissent, mais pas les oiseaux. Comme l'amour.
— On a compris, dit Epaminondas. Quand t'as des ailes, expliqua-t-il, tu échappes aux tremblements de terre.
— Formidable, dit Henri. Remettez ça, dit-il au barman.
— Paraît qu'on disparaîtra nous aussi, dit Henri. Monsieur prendra quelque chose avec nous, me dit-il, et Madame ? Cinq, André, c'est bien André que vous vous appelez ? Oui ? Oui, de la fine.
— Faut espérer que non, dit Epaminondas, qu'on disparaîtra pas.
— Mais, ces sauriens, il y en a encore ? demanda Jojo.
— Qui sait ? dis-je.
— Qu'est-ce qu'on se marre, dit Epaminondas.
— On est venu ici pour rigoler un peu, dit Henri, explicatif, l'Ouellé, c'est très joli, mais c'est pas marrant…
— Ah oui ? demanda Epaminondas, en attendant une explication qui ne vint d'ailleurs pas.
— Pour le moment, dit André, on ne peut pas dire, vous avez l'air de vous en payer une bonne tranche.
— Voilà que ça le reprend, dit Anna en désignant Legrand.
— C'est vrai que tu fais une drôle de gueule, dit Henri. Tu cherches un mot ?
— Non, dit Legrand. Je réfléchis, figure-toi.
— C'est pas trop tôt, dis-je tout bas.
— Il y a des sauriens d'arrivés à Léo ? demanda Jojo.
Personne ne lui répondit.
— Cette conversation m'intéresse, dit Legrand avec malice, je ne m'ennuie pas, au contraire.
— Alors, où en est-on ? demanda Epaminondas.
— Quaternaire, dit le barman.
— Il me semblait qu'on était encore plus près, dit Legrand, toujours avec malice et en regardant Anna.
— Moi aussi, dit Anna.
— Et alors ? demanda Jojo.
— Rien, dit le barman, l'homme-à-son-tour-disparaîtra.
— Ce que j'aime les cons, moi, dit Epaminondas qui était ébloui par Jojo.
— C'est des bombardiers, les sauriens ? demanda Jojo.
— Laisse courir, dit Legrand tout en regardant Anna, illuminé.
— Mais ces sauriens, ils sont arrivés ou ils vont arriver ? insista Jojo.
— Ils pourraient ne pas tarder à arriver, dis-je.
— Ça recommence, dit Henri au barman, moi j'en ai un peu marre.
— L'homme, c'est pas un saurien, dit tout à coup Legrand, faut pas confondre, il est malin, l'homme. Quand ça ne va plus quelque part, il s'en va replanter sa tente ailleurs. C'est pas un saurien, lui…
— Et les sauriens, demande Jojo, ils replantent rien ?
— Rien, dit André, t'as compris ?
— Ça recommence complètement, dit Henri, excédé.
— Faut bien parler de quelque chose, hein ? dit Legrand à Anna. Vaut mieux ça que de dire du mal de son voisin.
— Pourquoi on disparaîtra forcément, dit Jojo, puisqu'on replante tout ce qu'on mange ?
— Parce que la terre, c'est comme le reste, comme la patience, ça s'use, dit le barman. Il a fallu trente millions d'années, j'ai vu ça dans le journal l'autre jour, pour que l'homme dispose de soixante-quinze centimètres de terre végétale, alors, à la fin, on a beau replanter tout ce qu'on mange, la terre, elle en a marre.
— Merde, c'est pas lourd, dit Jojo.
— C'est comme ça, dit le barman.
— Je comprends, dit Jojo. Si les sauriens ils ne replantent rien, c'est que c'est des cons.
— Voilà, dit le barman. T'as pigé.
— Au train où on va, dit Henri, soixante-quinze centimètres… on se demande comment on est là…
— T'as vu les Allemands, tous les mômes qu'ils font ? dit le pote.
— C'est leur droit, dit Henri.
— On devrait, dit Anna, prévenir les gens de ces choses-là.
— Remettez ça, dit Henri, la dernière.
— Pourquoi la dernière, dit Legrand, c'est pas tous les jours qu'on est à Léo.
— C'est vrai, dit tristement Henri, qu'est-ce qu'on se marre.
— Faut pas être triste, dit Anna à Epaminondas, c'est pas dit qu'on disparaîtra.
— Je suis pas triste, dit Epaminondas, c'est le contraire, Jojo, il me plaît.
— Vous êtes étrangement jolie, dit Legrand à Anna.
— Pourquoi étrangement ?
— Façon de parler. J'aurais pas cru.
— Avec leur bombe atomique, on sera liquidés bien avant, dit Henri qui manifestement n'était pas dans le coup.
— Avant quoi ? demanda Jojo.
— Avant que la terre, elle en ait marre, lui souffla Epaminondas.
— Six cents, qu'ils en ont, dit Henri, de quoi nous faire sauter dix fois.
— C'est curieux, dit le barman, même en partant de l'époque glaciaire, on en revient toujours aux bombes atomiques. C'est comme qui dirait, une loi.
— Si je viens ici, dit Jojo, c'est à cause d'André. Il est intelligent.
— Alors, ça vous plaît par ici ? demanda Legrand à Anna.
— Pas mal, dit Anna.
— Comme si, continua Henri, il y avait pas assez de catastrophes naturelles sans aller chercher les bombes atomiques.
— On se fout de moi, dit Jojo. Le saurien, c'est le nouvel avion à réaction.
— Merde et merde, gueula Henri, avec vos sauriens.
— Ce que j'aime les cons ! s'esclaffa Epaminondas.
— Vous n'avez qu'à me le dire une fois pour toutes, dit Jojo tristement, ce que c'est qu'un saurien, et je vous poserai plus de question.
— C'est un genre de. crocodile, dit André, t'as compris ?
— Non, mais tu te fous de ma gueule, non ? dit Jojo indigné. C'est atomique, les crocodiles maintenant ?
— C'est atomique, parfaitement, gueula Henri, t'as compris ? T'as compris ou bien t'as pas compris ? Si on peut plus causer tranquillement…
— L'homme, c'est un malin, chantonnait Legrand, ravi, c'est pas un saurien. Pourquoi tu lui parles comme ça, dis, Henri ? Les sauriens, dit-il à l'adresse de Jojo, c'est des animaux purement et simplement, mettez-vous-le dans la tête une fois pour toutes. C'est vrai que ça fait au moins cinq fois qu'on vous le dit.
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