— Qu'est-ce qui n'en est pas une ? demanda alors Anna que cette conversation commençait à intéresser.
— Quoi ? dit Henri qui se mit à la lorgner.
— Une épreuve de patience, dit Anna.
— Madame est désabusée ? demanda Legrand d'un ton galant.
— Ah pour ça non ! s'esclaffa Epaminondas qui en était quand même à son troisième whisky.
— Un oubli, expliqua Henri, on s'enlise dans le bunco et puis après, ben après faut attendre les copains…
— C'est terrible quand on y pense, dit Anna.
— Qu'est-ce qui est terrible ? demanda Legrand, soupçonneux.
— L'idée que vous pourriez ne pas être là, dit Anna, en train de boire vos whiskys.
Legrand commença à la regarder d'un mauvais œil. Mais Henri lui fit signe de ne pas s'énerver. Anna souriait très gentiment.
— Vous êtes Parisienne, dit-il, les Parisiennes, elles ont de la repartie, on les reconnaît tout de suite.
— En attendant, dit Epaminondas qui commençait à s'énerver lui aussi, c'est vrai que la vie c'est une épreuve de patience.
— Tu trouves ? demandai-je à Anna.
— On le dit, dit-elle, tout bas.
— Quand je pissais, dit Henri, ça faisait un nuage de poussière. La même chose, dit-il au barman.
— Moi, dit le barman, depuis huit ans que je suis ici, j'aimerais bien une fois pisser dans le verglas.
— A qui le dites-vous, dit Henri. Un bon verglas incassable, rien de tel. Quarante-trois degrés à Touatana. On en est loin du verglas.
— Moi, dit Legrand, j'ai toujours préféré la chaleur au froid. Pourtant, ici, qu'est-ce qu'on déguste, eh bien, je préfère encore ça.
— Comme c'est curieux, dit le barman.
— Ben moi non, dit Henri, non et non, je le croyais autrefois, mais je le crois plus.
— Qu'est-ce que je donnerais, Bon Dieu, pour pisser dans le verglas, dit le barman.
— On dit ça, dit Epaminondas, puis c'est comme pour le reste, ça n'a rien d'extraordinaire, quand on y est…
— Tu me diras ce que tu voudras, dit Henri, l'époque glaciaire, ça devait quand même pas être marrant…
— Il n'y avait personne pour en juger, dit le barman en bâillant, alors…
— Vous êtes sûr qu'il y avait personne ? demanda Epaminondas intéressé.
— Il devait au moins y avoir des animaux, dit Anna.
— Et les animaux, c'est personne ? demanda Henri.
— Je ne crois pas, dis-je, il me semble qu'il n'y en avait pas.
— Ce n'est pas possible, dit Anna, ou alors de très petits animaux, ajouta-t-elle très enfantinement.
— Je ne crois pas, dis-je.
— Toi, est-ce que tu l'as vue, la mer de Glace ? demanda Henri à Legrand.
— Et comment, dit Legrand. En 36. C'était le bon temps. Le plus curieux, c'est que ça fait des vagues, comme si ça s'était glacé d'un seul coup d'un seul.
— Tu es sûr qu'il y avait rien ? me demanda Anna, même pas des koudous ?
— Eh bien, dit Henri, à l'époque glaciaire, toute la terre était comme la mer de Glace.
— Sous la glace, dit Anna, il devait y avoir de tout petits animaux qui attendaient que ça fonde.
— Je le voudrais bien, dis-je. Puis, après tout, qui sait ? Peut-être qu'il y avait déjà de tout.
— C'est impossible, qu'il y ait rien eu, dit énergiquement Epaminondas, parce que, alors, comment expliquer qu'il y en ait eu par la suite, des tas et des tas ?
— C'est marrant, dit le barman, quand le thermomètre atteint quarante à l'ombre, on parle souvent de l'époque glaciaire.
— C'est vrai, dit Anna, comment expliquer tout ce qu'il y a maintenant ?
Elle me souriait.
— Tais-toi, dis-je, tout bas. Tu t'acharnes toujours comme ça ?
— Si tu ne l'as pas encore remarqué, qu'est-ce qu'il te faut… dit Epaminondas en rigolant.
— C'est difficile à supporter, dit Anna, tu ne trouves pas ?
— Tout le monde le supporte, dis-je. Et bien plus encore. Tu ne peux pas t'imaginer ce qu'en ce moment je supporte…
— Si c'est comme ça que vous faites le boulot, dit Epaminondas indigné.
— Ça va pas, dis ? demanda Henri à Legrand.
Legrand avait les yeux à demi fermés et l'air extatique.
— Attends, dit Legrand.
— Ça a pas l'air d'aller, dit le barman.
— Alors ? demanda Henri d'un ton inquiet, tu accouches ?
— Attends, attends, dit le pote.
— S'il doit tomber raide, dit Anna, vous feriez mieux de lui enlever son verre.
— Saumuriens ! gueula Legrand, c'était un mot que je cherchais.
— Ça le prend souvent ? demanda Anna.
— A l'époque glaciaire, il y avait des saumuriens, dit Legrand, ravi.
— Il est comme ça, expliqua Henri à tout le monde, il a l'air comme ça, bien gentil, simple et tout, mais c'est un intellectuel. C'est pas un con.
— Tu vois, dit Legrand, c'est sauce, saumure, qui m'a fait trouver.
— Si vous le saviez, qu'il est comme ça, dit Anna à Henri, vous auriez pu nous prévenir.
— Je ne peux pas supporter, expliqua Legrand, de ne pas me rappeler d'un mot. A l'époque glaciaire, déclama-t-il, la terre était peuplée de saumuriens.
— Tu vois bien, me dit Anna, qu'il y avait quelque chose.
— Des sauriens, je crois, dis-je.
— Il me semblait, dit le barman. C'est saumure qui trompe. Pour ma part, d'ailleurs je n'y vois aucun inconvénient.
— Sauriens, si vous voulez, dit Legrand un peu déconfit.
— Alors ? dit Anna, il y en avait ou non ?
— Je ne sais plus, lui dis-je tout bas.
— Les sauriens, je suis sûr que c'était avant, affirma tout à coup Epaminondas.
— On n'est pas obligé de vous croire, dit Legrand avec dignité. Tu le savais, toi ? demanda-t-il à Henri.
— C'est-à-dire, dit Henri, que s'il y avait que de la glace, je me demande ce qu'ils pouvaient bien croûter, les sauriens…
— C'est grand, les sauriens ? me demanda Anna.
— Très très grand, dis-je, ça ressemble aux crocodiles.
— Pour la nourriture, dit Legrand, on se fait à tout, c'est connu. Quand il y a que de la glace, on mange de la glace, voilà.
— Si les sauriens étaient aussi grands que ça, dit Anna, je veux bien croire qu'il n'y en avait pas, mais je crois qu'il y avait quand même de tout petits animaux.
— Pour ce que ça nous avance, dit le barman. Moi ce que j'aimerais, c'est pisser une petite fois dans le verglas.
— Tout petits, dit Anna, aussi petits qu'on voudra, mais il devait y en avoir. Des petits insectes. Ça mange quoi ? rien et ça respire à peine, alors ça peut rester longtemps sous la glace…
— T'as fini de l'exciter comme ça avec tes petits animaux ? lui dit Epaminondas.
— S'il n'y avait, dis-je, qu'avec les petits animaux…
— Ah ah ! s'esclaffa Epaminondas.
— D'abord, dit Henri, comment le sait-on qu'il y avait rien ?
— On le sait, dis-je. Tu y tiens tellement, demandai-je à Anna, à tes petits animaux ?
— Ça ne m'empêchera pas de dormir, dit-elle.
— Qu'est-ce qui t'empêche de dormir ? demandai-je.
— Si vous continuez comme ça, dit Epaminondas, moi je me taille.
— Ça ne m'empêchera pas de dormir, reprit Anna, mais c'est quand même difficile à supporter.
— Tout le monde le supporte parfaitement, dis-je. Personne ne peut l'expliquer. Absolument personne. Calme-toi.
— Quand la glace a fondu, dit Henri, ça devait être une belle gadoue.
— Pour ça, dit le barman, mais comme il y avait personne pour en juger.
— Et même s'il y avait eu quelqu'un, dit Anna.
— Formidable quand on y pense, dit Henri d'un air de circonstance. Remettez ça, André.
— Fine ? On boit sec, dans l'Ouellé, à ce que je vois d'après ces messieurs. C'est vrai que ça devait être une belle gadoue. Je suis d'accord.
Читать дальше