— Vieilli ou pas, dis-je, si c'est lui l'assassin du roi américain des billes d'automobile ?
— A quoi ça t'avance, s'énerva Epaminondas, s'il assassine maintenant tout le monde à tort et à travers ?
— Peut-on renoncer aussi légèrement, dit Anna timidement, au but de sa vie ?
— Légèrement, dit Epaminondas, ça me plaît assez.
— Et puis, dis-je, tant qu'elle ne le verra pas en chair et en os, elle ne peut pas croire tout le monde. Qui te dit qu'il a tant changé ?
— Ça l'avancera pas beaucoup, dit Epaminondas, s'il lui fait la peau dès qu'elle le reconnaîtra.
— Alors ? dit Anna, tout en sachant qu'il y a une petite chance que ce soit lui, tu crois que je peux l'abandonner, puis continuer à le chercher ailleurs ?
— Vous m'avez l'air bizarres, tous les deux, dit Epaminondas.
— Si on ne court pas cette chance-là, dis-je, autant l'abandonner tout de suite.
— Toi, alors, me dit Epaminondas, tu m'as l'air drôlement pressé, cette fois-ci. — Il ajouta après un temps : — C'est curieux, j'ai l'impression qu'il n'y a pas que lui qui vous attire sur les rives du Congo, doit y avoir autre chose.
— Les koudous, dis-je. Un tout petit peu.
— Te fous pas de ma gueule, dit Epaminondas, je sais bien que c'est pas les koudous.
— Quoi ? demanda Anna.
— Je ne sais pas, dit Epaminondas en nous regardant tour à tour. Ce que je sais, c'est qu'il n'y a pas que lui et les koudous. Et que vous savez très bien qu'on a une chance sur mille…
— C'est pas si mal, dit Anna, une chance sur mille.
— On en aurait une sur dix mille, dis-je, qu'il ne faudrait quand même pas la négliger. Les eaux du Congo refléteront nos images.
— Je ne sais pas si elles refléteront la mienne, déclara Epaminondas.
— Je t'adore, lui dit Anna.
— C'est possible, dit Epaminondas, mais au point où il en est, tu auras du mal à lui faire abandonner ses mausers.
— Je n'ai aucune aversion pour ce genre d'instruments, dit-elle.
— Et pour les anthropophages, tu n'en as pas non plus ?
— Ce sont de bons garçons, dis-je, on leur donnera des koudous. Puis, s'ils insistent trop, je te promets de passer sur le gril à ta place.
— C'est vrai, dit-il en se marrant, que pour ce que tu as à perdre…
— Je ne crois pas, dit-elle, qu'on en sera réduit à cette extrémité. Gégé plaidera notre cause, il doit être très persuasif.
*
Nous restâmes trois jours au Dahomey à cause d'une légère avarie provoquée par la tempête que nous avions essuyée en arrivant. Ces trois jours nous rapprochèrent beaucoup et de Louis et de son ami l'instituteur. Epaminondas et Bruno, accompagnés de Louis, firent une tentative de chasse au koudou dans la région du Tchabé. Epaminondas, qui n'avait pas l'habitude, ne tua rien, mais il rata suffisamment d'animaux différents, pour revenir enthousiasmé et, ses appréhensions ayant disparu comme par enchantement, souhaiter partir le plus vite possible dans le bassin de l'Ouellé. Bruno s'avéra bon tireur et il ramena un jeune cerf. Il revint, lui aussi, tout à fait changé, transfiguré même, et se félicita enfin de s'être laissé embarquer à Sète. Louis eut la délicatesse de ne rien ramener. Laurent profita de cette occasion qui dura deux jours pour passer deux nuits consécutives avec la petite Peuhl qui s'ennuyait beaucoup à Cotonou. Pour lui faciliter les choses, nous acceptâmes Anna et moi la proposition de l'instituteur, de faire une promenade en auto jusqu'à Abomey. Le lendemain nous poussâmes même jusqu'à Lagos dans la Nigeria britannique. Nous ne le regrettâmes pas. Au retour nous comptions un ami de plus. Les autres membres de l'équipage passèrent leur temps dans les bordels de Cotonou et de Porto-Novo. En somme, ce séjour fut apprécié de tous et on en parla longtemps.
La veille du départ, tout le monde étant revenu et de la chasse, et des bordels, et de Lagos, Anna décida de donner un dîner en l'honneur de nos deux amis. Cette soirée fut très gaie et mémorable à des titres divers. Ce n'est pas que le dîner fût excellent, non, mais il fut arrosé si largement de vin italien, que tout le monde en fut très content. Au fond, la perspective d'aller dans l'Ouellé nous enchantait tous. Et nous étions tous aussi gais que si nous avions réellement mis la main sur le marin de Gibraltar. Personne ne douta plus de notre réussite et à la fin du dîner, tout le monde, excepté peut-être Laurent, elle et moi, en était assuré. Bruno chanta en sicilien. Epaminondas parla de koudous. L'instituteur, du Dahomey et de son glorieux passé. Louis, de son nouveau cotre et de la prodigieuse et rapide fortune qu'il allait faire en transportant dix fois plus de bananes entre Abidjan et Cotonou. Laurent eut avec Anna une longue conversation dont je n'entendis pas le moindre mot. Les autres marins se racontèrent de plus en plus sincèrement, à mesure que le dîner avançait, leurs exploits respectifs dans les bordels de Porto-Novo. La petite Peuhl qui était assise à côté de moi me parla de voyages, de Cotonou et de la vie monotone qu'elle y menait. En somme tout le monde parla en même temps de ce qui l'intéressait, et se passa d'interlocuteur. Ce qui est une chose rare et très agréable. De temps à autre, et afin sans doute de recréer une unanimité qui risquait à tout moment de flancher, Louis et son ami l'instituteur — qui étaient beaucoup trop humbles pour considérer que cette soirée leur était consacrée — portaient des toasts soit à Béhanzin l'incompris, soit à Gégé, dit le marin de Gibraltar, qui fuyait dans l'Ouellé l'imbécile rigueur des hommes bien honnêtes. Tels sont les bons chercheurs des marins de Gibraltar. A la fin du dîner, beaucoup d'entre nous avaient l'esprit assez troublé par le vin italien pour confondre les mérites respectifs de ces deux héros, on finit donc pour plus de simplicité par ne plus les nommer et par porter des toasts au sort malheureux de l'innocence en général. Elle était assise en face de moi et si je souffris un peu de ne pas être près d'elle, j'avais déjà pris suffisamment l'habitude de ce genre d'inconvénient pour m'en accommoder et ne pas être, pour cela, moins gai que les autres.
Vers deux heures du matin, tout à coup, Louis se leva de table et il nous apprit qu'il était l'auteur de deux sketches, l'un sur le marin de Gibraltar, l'autre sur Béhanzin. Il ajouta qu'il ne voulait pas perdre une occasion si belle de célébrer les mérites de l'un ou l'autre de ces deux héros devant un public à la fois si nombreux et si compréhensif. Il nous demanda de choisir celui des deux sketches que nous voulions qu'il joue. Tout le monde choisit celui sur Béhanzin afin, sans doute, de se changer les idées.
Il nous dit d'écarter les tables afin qu'il ait la place de mimer ce qu'il appelait « le coup du traité de 1890 ». On fit ce qu'il demandait et tout le monde s'assit en désordre, suivant un large cercle. Elle se trouva encore une fois assez loin de moi. Mais sans doute était-il préférable qu'il en fût ainsi. Louis s'excusa et disparut un petit moment sur le pont suivi de l'instituteur. Il revint accoutré d'une façon curieuse et qui fit s'esclaffer bruyamment les marins, coiffé d'un casque en papier qui rappelait un casque de bain — coiffure, nous dit-il, des rois d'Abomey — et enveloppé jusqu'aux pieds d'un pagne blanc — tenue habituelle, nous apprit-il aussi, de ces mêmes grands rois. Il tenait à la main une feuille de papier blanc qui devait lui tenir lieu du traité de 1890. Il nous demanda de cesser de rire. Ce fut long à obtenir mais il y arriva quand même, aidé de Laurent, d'elle et de moi.
Le mime commençait par un long silence pendant lequel Béhanzin regardait le traité qu'il venait en principe de signer, cette chose affreuse qu'il venait de commettre, qu'on venait de l'obliger à commettre sans qu'il en ait compris, à temps, la portée. Après s'être suffisamment atterré, sans avoir la force de prononcer un seul mot, Béhanzin se mettait à parler.
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