Mon envie de mieux la voir devint d'un seul coup très difficile à supporter.
— Viens, dis-je.
On alla dans ma cabine. Elle s'allongea sur la couchette, distraite, fatiguée. Je m'assis à côté d'elle.
— Ça me fatigue beaucoup de parler, dit-elle.
— Je crois, dis-je, que c'est une bonne fatigue.
Elle s'étonna, mais ne releva pas.
— Tu ne le lui avais jamais dit avant ?
— Tout ce qu'il pouvait se permettre, dit-elle, c'était un amour de fortune, j'ai toujours fait de telle sorte que le nôtre en ait gardé toutes les apparences.
— Tu croyais que ça l'aurait troublé ?
— Je le crois encore, et même un peu repoussé parce qu'il se serait imaginé que j'attendais de lui certaines petites assurances, certains égards tout au moins, et que ça l'aurait fait fuir bien plus tôt encore.
— Est-ce qu'il en va autrement de beaucoup d'autres amours ?
Je souris malgré moi.
— Je ne sais pas, dit-elle.
Elle me regarda avec attention, elle attendit que je parle. J'allai ouvrir le hublot et je revins.
— Tu as été heureuse, dis-je, même six mois…
— C'est loin, maintenant, dit-elle. — Elle ajouta : — Qu'est-ce que tu disais ?
— Je ne sais plus. Est-ce que le bateau va s'arrêter un jour ?
Je vis que peu à peu elle sortait de son histoire.
— Demain, dit-elle, à Piombino, si tu veux, nous descendrons.
— Piombino ou ailleurs, dis-je.
— J'aime de plus en plus descendre, dit-elle, mais quand même, je ne pourrais pas me passer du bateau.
— Il n'y a pas de raisons maintenant pour que tu ne descendes plus.
— Et toi, demanda-t-elle, tu as été heureux ?
— J'ai dû l'être quelquefois, mais je n'en ai pas de souvenir précis.
Elle attendit que je m'explique.
— J'ai fait de la politique, dis-je, dans les deux premières années de l'État civil. Je crois bien que c'est à ce moment-là. Mais seulement à ce moment-là.
— Après ?
— Je n'ai plus fait de politique. Je n'ai plus fait grand-chose.
— Et tu n'as jamais été heureux… autrement.
— J'ai dû l'être, je te l'ai dit, quelquefois, par-ci par-là. C'est toujours possible, dans tous les cas, même les pires.
Je ris. Mais elle ne rit pas.
— Et avec elle ?
— Non, dis-je. Jamais un seul jour.
Elle me regardait et, je le sentais bien, sortait tout à fait de son histoire.
— Tu n'es pas bavard, dit-elle très doucement.
Je me levai et, comme la veille, je me mis à me rincer la figure. Elle me faisait beaucoup moins mal.
— On ne peut pas parler en même temps, dis-je. Mais un jour je te parlerai, tu verras. Tout le monde a des choses à raconter.
— Quoi ?
— Ma vie, tu verras, c'est passionnant.
— Tu as moins mal.
— C'est fini, je n'ai plus mal.
Nous n'eûmes plus rien à nous dire, inévitablement, encore une fois. Je pris une cigarette et je la fumai. Je restai debout.
— Cet après-midi, dit-elle avec hésitation, qu'est-ce que tu avais ?
— Le whisky, je n'en ai pas l'habitude.
Elle se releva.
— Tu veux encore que je retourne dans ma cabine ?
— Je ne crois pas, dis-je.
*
Le lendemain matin nous étions en vue de Piombino. J'avais encore mal dormi, tard, et je me réveillai cependant très tôt. Il faisait toujours aussi beau. Lorsque je sortis sur le pont, nous entrions dans le canal de Piombino. Je pris un guide d'Italie qui traînait sur une table du bar. Piombino n'était signalé que par l'importance de sa sidérurgie. Je parlai un moment avec Bruno de la chaleur. Le temps était couvert. Les premiers orages, dit Bruno, qui se préparaient. Mais un autre marin, qui était là, n'était pas d'accord, c'était encore trop tôt, dit-il, pour les orages. Elle arriva lorsque nous étions à quai, vers onze heures. Elle me rappela qu'on devait descendre déjeuner ensemble, puis elle s'en alla, je ne sais pas où, probablement dans sa cabine.
Je restai sur le pont pendant une heure. L'arrivée du yacht avait attiré tous les enfants pauvres du port. Laurent et deux autres marins marchaient sur le quai en attendant la citerne de mazout. De temps en temps Laurent me parlait. De tout, de rien. Lorsque la citerne arriva tous les enfants accoururent vers elle et l'entourèrent. Pendant qu'on fit le plein, au début tout au moins, il n'y en eut pas un seul qui ne fût pas près de la citerne, à regarder, religieusement. On n'avait pas fini lorsqu'elle arriva près de moi. Elle avait mis une robe.
— J'ai lu, dit-elle.
— Tiens, dis-je.
Elle dit, avec une sorte d'application un peu gênée :
— Tu devrais lire toi aussi.
— Je n'ai pas très envie, dis-je. Je regardais les enfants.
Elle n'insista pas.
— On descend ?
— On descend.
On descendit. On se mit en quête d'un restaurant. Ce fut long et difficile. Le port était grand mais peu de touristes s'y arrêtaient. Les rues étaient à angles droits, neuves et tristes, sans arbres, bordées d'immeubles de série. La plupart, non macadamisées, étaient poussiéreuses. Il y avait peu de boutiques, de temps en temps une fruiterie, une boucherie. On marcha longtemps avant de trouver un restaurant. Le temps était toujours couvert et il faisait lourd. Beaucoup d'enfants, toujours. Ils venaient nous voir de très près, puis ils se sauvaient vers d'énormes grands-mères vêtues de noir, tannées par la mer et qui regardaient, méfiantes, cette femme étrangère. C'était l'heure du déjeuner, l'air sentait l'ail, le poisson. On finit par trouver un petit restaurant sans terrasse, à l'angle de deux rues. Il y faisait frais. Deux ouvriers mangeaient à une table. Au bar, trois clients, mieux vêtus, buvaient des cafés exprès. Les tables étaient en marbre gris. Pas grand-chose à manger, nous dit le patron, de la minestra, du salami, un œuf frit, mais si vous avez le temps, on peut faire cuire des pâtes. Ça nous allait. Elle commanda du vin. C'était un mauvais vin, violet, épais, mais il venait de la cave et il était presque glacé, il se buvait bien. On avait pas mal marché et on en but deux verres coup sur coup.
— Ce n'est pas qu'il soit très bon, dis-je, mais il est frais.
— J'aime bien cette sorte de vin.
— Il fait beaucoup de mal, dis-je.
— Traître ? dit-elle en riant, c'est ça ?
— C'est ça.
On parla du vin avec application. Je la servais souvent. Puis le patron apporta la minestra. On y toucha à peine.
— Quand il fait très chaud, dit-elle, en rougissant un peu, on ne peut pas manger.
J'étais d'accord. Avec le vin la fatigue me revenait — je n'avais vraiment pas dormi beaucoup depuis que je la connaissais. Mais c'était une fatigue curieuse, abstraite, qui ne me donnait pas sommeil. Cela m'était difficile de manger, un peu comme quatre jours avant, après le bain, sous la tonnelle de la trattoria. Elle avait le visage de ce jour-là, lorsque je l'avais revue pour la première fois, dans la lumière verte des raisins. Elle mangeait un tout petit peu plus que moi. La fatigue, sans doute, qui me nourrissait, et le vin, et, qui sait ? Je commandai une nouvelle carafe de vin.
— Quelquefois, dis-je, je ne peux pas m'arrêter de boire du vin, certains jours.
— Je sais, dit-elle. Mais on va être saouls.
— C'est ce qu'il faut, dis-je.
Le patron apporta le salami. On en mangea un peu, en prenant les rondelles dans le plat. Puis il apporta la salade de tomates. Elles étaient chaudes, elles devaient venir à l'instant de l'étal d'une fruiterie voisine. On en mangea très peu. Le patron vint nous voir.
— Vous ne mangez rien, dit-il en italien, ça ne vous plaît pas.
— Ça nous plaît beaucoup, dis-je, mais c'est la chaleur qui coupe l'appétit.
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