Je lui montrai un point brillant sur la côte.
— Quercianella, dit-elle.
— On va s'allonger sur des chaises longues. Je vais aller te chercher un whisky.
— Je n'ai pas très envie de parler, dit-elle, un peu suppliante.
— Alors, dis-je, invente ce que tu veux, mais il faut que tu me parles.
J'approchai deux chaises longues. Elle s'allongea à regret. J'allai lui chercher un whisky.
— Ça a duré six mois ?
— Ça ne se raconte pas, dit-elle.
— Tu as épousé le patron du yacht, tu es devenue riche, des années ont passé.
— Trois ans, dit-elle.
— Puis, tu l'as rencontré.
— Je l'ai rencontré. C'est toujours la même chose. Je l'ai rencontré au moment où j'aurais pu croire enfin, non pas que je l'oubliais, mais que je pourrais peut-être un jour vivre d'autre chose que de son souvenir.
Elle tourna brusquement la tête vers moi et se tut.
— Comme quoi, dis-je, il ne faut jamais désespérer.
Elle but son whisky. Puis elle regarda du côté de la côte italienne, assez longtemps, sans rien dire. J'attendais qu'elle parle, elle le savait et je trouvais inutile de le lui rappeler. Elle se tourna vers moi et, avec une douce ironie :
— Dans ton roman américain, me dit-elle, si tu parles de cette rencontre, il faudra dire qu'elle a été pour moi, très importante. Qu'elle m'a permis de saisir, de comprendre… un peu, ce que voulait dire cette histoire, c'est-à-dire le sens qu'il pouvait avoir lui, en tout cas, et même aussi, celui qu'il avait eu pour moi… et que c'est depuis qu'elle s'est produite que je crois dans les choses possibles de le rencontrer encore, de rencontrer n'importe qui, n'importe quand. Et que je crois aussi que je me dois à sa recherche, comme d'autres à…
— A quoi ?
— Je ne sais pas, dit-elle. Ça, je ne le sais pas.
— Je le dirai, dis-je.
— Ce n'est pas de la littérature, ajouta-t-elle au bout d'un moment. Ou alors si c'est de la littérature, il faut en passer par là, certaines fois, pour rendre compte de certaines choses.
— Je le dirai aussi, dis-je.
— Si c'est de la littérature, dit-elle encore, alors, j'en suis venue à la littérature à partir de là.
Elle sourit.
— C'est une chose possible. Je la dirai aussi.
— C'était en hiver, à Marseille. On était venu sur la côte pour s'amuser et on s'était arrêté à Marseille. C'était la nuit, il devait être près de cinq heures du matin. Les nuits étaient longues, profondes. Ç'avait dû être par une nuit très semblable à celle-là que six ans plus tôt, il avait commis son crime. A ce moment-là, je ne savais pas encore lequel, à part ce que je t'ai dit, que c'était un Américain qu'il avait tué.
« On était quatre. Mon mari, des amis à lui et moi. On avait passé la nuit dans un cabaret qui se trouve dans une petite rue près de la Canebière. Cette rue descend directement dans la Canebière. Notre rencontre n'a été possible que parce que nos autos ne se trouvaient pas garées dans la petite rue, mais dans la Canebière. Faute de place, nous n'avions pas pu les garer dans la petite rue. C'est en allant les chercher que nous l'avons rencontré.
« On est donc sortis du cabaret tous les quatre. Il était cinq heures du matin. Je me souviens combien la nuit était longue et profonde. Mais je pourrais cent fois me répéter ces circonstances.
« Le cabaret a fermé derrière nous. Nous étions les derniers clients. Nous étions partout les derniers clients. Les plus désœuvrés aussi sans doute. J'étais devenue quelqu'un qui dormait chaque jour jusqu'à midi.
« Marseille était désert. Nous descendions la petite rue vers nos autos.
« Nos amis marchaient devant nous, ils avaient froid et ils se pressaient. Nous n'avions pas fait cinquante mètres quand quelqu'un a débouché de la Canebière. Il remontait la petite rue, dans le sens inverse du nôtre.
« C'était un homme. Il marchait vite. Il portait une très petite valise qui avait l'air d'être très légère. En marchant il la faisait danser au bout de son bras. Il n'avait pas de pardessus.
« Je me suis arrêtée. Rien qu'à sa démarche, presque aussitôt après qu'il eut débouché de la Canebière, je l'avais reconnu. Mon mari s'est étonné. Il m'a demandé : « Qu'est-ce qui se passe ? » Je n'ai pas pu lui répondre. Clouée sur place je l'ai regardé arriver. Je me souviens, mon mari s'est retourné et il l'a regardé à son tour. Il a vu un homme qui venait vers nous. Il ne l'a pas reconnu. Il avait eu pourtant une certaine importance dans sa vie, à lui aussi, mais sans doute ne l'avait-il jamais regardé vivre d'assez près pour le reconnaître d'aussi loin. Il a cru que c'était autre chose qui empêchait sa femme, comme il disait, de marcher et de lui répondre. Il ne savait pas quoi. Il s'étonnait beaucoup. Nos amis qui nous avaient devancés marchaient toujours. Ils ne s'étaient pas rendu compte que nous ne les suivions plus.
« Il s'est immobilisé une seconde sur son trottoir. Il a levé la tête, il a regardé autour de lui et, brusquement, il a obliqué vers nos amis, d'un pas rapide. Il s'est arrêté face à eux. Eux aussi se sont arrêtés, surpris. Il leur a parlé. Il n'était pas loin de moi, à dix mètres, peut-être. Je n'ai pas entendu tout ce qu'il leur a dit mais seulement le premier mot. C'était « English ? » qu'il a prononcé à voix haute, sur un ton interrogatif. Le reste, il l'a dit à voix basse. D'une main il tenait sa valise et, de l'autre, une chose petite, qui ressemblait à une enveloppe. Son visage levé était impassible. Il s'est passé deux secondes, le temps qu'ont mis nos amis à comprendre de quoi il s'agissait. Puis la rue déserte et silencieuse s'est emplie d'une exclamation indignée. Ça, je l'ai entendu parfaitement. « Foutez le camp et en vitesse », avait crié notre ami. Mon mari l'a entendu lui aussi, il s'est retourné et il l'a reconnu à son tour. Lui, il a souri avec gentillesse. Il a négligé de répondre et il a continué son chemin. Il est arrivé droit sur nous. Et d'un seul coup il m'a reconnue, moi. Il s'est arrêté.
« Il y avait trois ans que nous ne nous étions pas vus. J'étais en robe du soir. J'ai vu qu'il regardait. J'avais un manteau de fourrure, cher et beau. Il a tourné les yeux vers l'homme qui était avec moi. Et lui aussi il l'a reconnu. Il a eu l'air surpris mais cela a peu duré. Il s'est retourné de nouveau vers moi et il m'a souri. Moi, je n'ai pas pu encore lui sourire. Je le regardais trop. Il portait un costume d'été qui n'était pas à sa taille et qui était vieux. Comme autrefois, il était sans pardessus. Pourtant, dans ce petit jour d'hiver, il n'avait pas l'air d'avoir froid. On aurait dit, oui, c'est ça, qu'il transportait l'été avec lui. Je me suis souvenue comme il était beau. Et alors je l'ai retrouvé aussi beau que le premier jour lorsqu'il s'était endormi sur le pont du yacht. Parfois, depuis Shanghai, j'avais douté qu'il le fût autant que j'avais cru autrefois. Mais non, j'avais eu tort. Son regard était toujours le même, toujours brûlé, toujours troublé d'arrière-pensées. Tous les autres regards, depuis, m'avaient ennuyée. Il y avait longtemps qu'il n'était pas allé chez le coiffeur. Tout comme autrefois ses cheveux étaient mal coupés, trop longs. Il ne pouvait pas aller chez le coiffeur sans risquer sa vie. La seule chose nouvelle, c'était qu'il était devenu presque aussi maigre que lorsqu'il avait été recueilli sur le yacht. Mais c'était un homme à qui la faim était aussi naturelle qu'aux chats sans maître de la nuit. Je l'ai reconnu malgré sa maigreur, je l'aurais reconnu seulement à ses yeux. Et quand il m'a souri d'un petit air d'excuse, parce que, je l'ai compris, un certain soir, à Shanghai, il n'était pas remonté à bord, j'ai eu envie de crier tellement je l'ai reconnu. Dans ce sourire, il n'y avait aucune honte, mais aucune, aucune amertume, mais seulement une indomptable fraîcheur. Il avait oublié sa valise, et ce qu'elle contenait, et sa raison d'être à cette heure-là de la nuit, dans cette rue, et le froid, et la faim. Il était content de me voir.
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