— J'ai dormi, dit-elle.
Elle montra le livre.
— Tu as jeté ton livre ?
Je ne répondis pas. Elle ajouta, soucieuse :
— Peut-être que tu vas t'ennuyer un peu.
— Oh non, il ne faut pas du tout t'en faire pour ça.
— Si tu n'aimes pas lire, dit-elle, c'est presque sûr que tu vas t'ennuyer.
— Je pourrais peut-être lire Hegel.
Elle ne rit pas, se tut. Puis elle reprit.
— Tu es sûr que tu ne t'ennuies pas ?
— Sûr. Retourne dans ta cabine.
Elle ne s'étonna pas beaucoup. Mais elle ne sortit pas tout de suite. Je la regardai sans lui dire un mot, sans un geste vers elle, longuement. Les mots et les gestes n'auraient servi à rien. Puis je lui redemandai une deuxième fois de s'en aller.
— Va-t'en.
Cette fois elle sortit. Je sortis à mon tour, immédiatement après elle. J'allai directement voir Bruno qui toujours réparait ses cordes. J'étais épuisé. Je m'étendis sur le pont à côté de lui. Il n'était pas seul. Il y avait un autre marin avec lui qui repeignait le treuil. Je me promis, certains soirs, de coucher sur le pont, parce que c'était une chose à laquelle j'avais souvent rêvé, de dormir sur le pont d'un bateau. Et puis pour être seul. Pour ne plus l'attendre.
— Vous êtes fatigué, dit Bruno.
Je ris, mais Bruno sourit.
— C'est une femme fatigante, dis-je.
L'autre marin ne sourit pas non plus.
— Et puis j'ai toujours travaillé, dis-je, dans ma vie. C'est la première fois que je ne fais rien. C'est fatigant.
— Je vous l'avais dit, dit Bruno, que c'était une femme fatigante.
— Tout le monde est fatigant, dit l'autre marin.
Je le reconnus pour l'avoir vu à midi et la veille au réfectoire. Un type de trente-cinq ans, brun comme un gitan. Celui qui m'avait paru le moins bavard de tous. Elle m'avait dit qu'il y avait plus d'un an qu'il était sur le bateau, il paraissait ne pas vouloir le quitter encore. Bruno s'en alla et je restai seul avec lui. Le soleil baissa. Il repeignait son treuil. C'était lui qu'elle appelait Laurent. La veille, au réfectoire, c'était le seul, je m'en souvins, qui m'avait témoigné, il me semblait, plus de sympathie que de curiosité.
— Vous êtes fatigué, dit-il.
Son ton n'était pas celui de Bruno. Il n'interrogeait pas. Je lui dis que je l'étais.
— La nouveauté, c'est fatigant, dit-il, c'est ça.
Un moment passa. Il repeignait toujours son treuil. Le crépuscule commença, beau, interminable.
— Je me plais bien sur ce bateau, dis-je.
— Qu'est-ce que tu faisais ?
— Ministère des Colonies. Service de l'État civil. J'y suis resté huit ans.
— Ça consistait en quoi le boulot ?
— A recopier des actes de naissance, de décès. Toute la journée.
— Terrible, dit-il.
— Tu peux pas t'imaginer.
— Ça change, dit-il.
— Pour ça.
Je ris.
— Et toi ? demandai-je.
— Un peu de tout, jamais rien de bien suivi.
— Ce qu'il faut, quoi.
— Oui. Moi aussi je me plais sur ce bateau.
Il avait de très beaux yeux, rieurs.
— C'est marrant, dis-je, si on racontait cette histoire dans un livre, personne ne la croirait.
— La sienne à elle ?
— Oui, la sienne à elle.
— C'est une femme romanesque.
Il rit lui aussi.
— C'est ça, dis-je, romanesque.
Et je ris aussi. On se comprenait.
Le crépuscule avança encore. Nous longions de très près la côte italienne. Je lui montrai une buée lumineuse, sur la mer. Une ville. Assez grande.
— Livourne ?
— Non. Je ne sais pas. Livourne est passé, dit-il. — Il ajouta, sur le ton de la blague : — C'est comme ça qu'on va à Sète.
— C'est comme ça, dis-je en riant. — J'ajoutai : — Elle est riche.
Il cessa de sourire et il ne répondit pas.
— C'est vrai, dis-je encore, elle est riche.
Il s'arrêta de peindre et dit un peu rudement :
— Qu'est-ce que tu voudrais qu'elle fasse, qu'elle donne tout aux petits Chinois ?
— Non, bien sûr. N'empêche que, je ne sais pas, ce yacht…
Il me coupa la parole.
— Je crois que c'était ce qu'elle avait de mieux à faire. Pourquoi pas ?
Et il reprit, presque sentencieusement :
— C'est une des dernières fortunes du monde. C'est peut-être la dernière fois du monde que quelqu'un peut se permettre de faire ce qu'elle fait.
— Eh, dis-je en riant, un moment de l'histoire en somme.
— Si tu veux en parler comme ça, oui, un moment de l'histoire.
Le soleil devint énorme à l'horizon. Il s'empourpra d'un seul coup. Un petit vent se leva. On n'eut plus rien à se dire. Il mit son pinceau dans un pot d'essence de térébenthine, le ferma, et alluma une cigarette. On regarda la côte qui défilait, elle s'éclairait de plus en plus.
— D'habitude, dit-il, elle ne fait pas de détours quand elle reçoit un message.
Il me regardait.
— C'est un petit détour, dis-je.
— Mais, dit-il, je suis d'accord pour les détours. Je changeai de conversation.
— Livourne, demandai-je, ce n'est pas loin de Pise ?
— Vingt kilomètres. Tu connais ?
— Pise, oui. J'y étais il y a huit jours. C'est détruit. Mais la place n'a pas été touchée, heureusement. Il faisait très chaud.
— Tu étais avec une femme à Rocca, dit-il. Je t'ai vu chez Eolo.
— Oui, dis-je. Elle est rentrée à Paris.
— Tu as bien fait de venir, dit-il.
— Après Livourne, qu'est-ce que ce sera ?
— Piombino. On s'y arrêtera certainement.
— Faut quand même que je regarde une carte, dis-je.
Il me regardait toujours.
— C'est curieux, dit-il, moi je crois que tu vas rester sur ce bateau.
— Je le crois moi aussi, dis-je.
On rit, comme si c'était là une bonne blague.
Il s'en alla lui aussi. Le crépuscule avança encore. Il y eut quatre jours et trois nuits que je la connaissais. Je ne m'endormis pas tout de suite. J'eus le temps de voir plusieurs petits ports passer devant le bateau et la nuit arriver. L'ombre recouvrit le pont, la mer. Elle me recouvrit moi aussi et me dévora le cœur. Le ciel resta clair assez longtemps encore. Je dus m'endormir un peu avant qu'il devînt noir à son tour. Je me réveillai peut-être une heure après. J'avais faim. J'allai au réfectoire. Elle y était. Elle me sourit, je m'assis devant elle. Laurent aussi était là, il me fit un signe d'amitié.
— Tu as un drôle d'air, dit-elle.
— J'ai dormi sur le pont, je n'ai jamais dormi comme ça.
— Tu avais tout oublié ?
— Tout, dis-je. En me réveillant je n'y comprenais plus rien.
— Plus rien ?
— Plus rien.
— Et maintenant ?
— J'ai faim, dis-je.
Elle prit mon assiette et se leva. Je la suivis au bar. Il y avait encore des poissons grillés et du ragoût d'agneau. Je choisis le ragoût d'agneau.
— C'est pas une raison parce qu'on est sur un bateau, dis-je, pour manger du poisson tous les jours.
Elle rit. Elle me regarda manger avec attention, mais à la dérobée.
— Le grand air, dis-je, ça donne faim.
Elle rit encore, elle était de très bonne humeur. On parla de choses et d'autres avec les marins. On plaisanta. Les uns auraient voulu aller jusqu'en Sicile avant de remonter à Sète. Les autres disaient qu'on y aurait encore très chaud et qu'il valait mieux obliquer avant, au large de Piombino. Aucun ne parla de ce qu'on ferait après Sète. Le dîner terminé, j'allai sur le pont regarder défiler la côte italienne. Elle vint m'y rejoindre.
— On peut avoir envie de descendre tout le temps, dis-je, à la voir passer sous son nez comme ça.
— Je t'ai cherché, dit-elle, et je t'ai trouvé près du treuil. Je t'ai laissé dormir.
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