— Tu n'aimes pas ça.
— Où va-t-on ? demandai-je alors.
Elle sourit gentiment et se tourna vers les trois marins. Ils sourirent aussi, toujours sans malveillance et même avec un peu d'amitié.
— A Sète, leur dit-elle. Je veux dire, à Sète, pour commencer ?
— C'était ce qu'on croyait, dit l'un d'eux.
— Tu n'aimes pas ces poissons, dit-elle, je vais te donner de l'autre plat.
J'aimais le poisson par-dessus toute autre chose, mais je la laissai faire. Elle revint avec je ne sais quoi qui fumait dans l'assiette.
— Pourquoi à Sète ?
Elle ne répondit pas. Et les marins ne répondirent pas à sa place. Je me levai et, comme je venais de le voir faire par un des marins, j'allai au bar me servir un verre de vin. Je le bus. Je reposai la question.
— Pourquoi à Sète ? demandai-je à tout le monde.
Mais les marins ne répondirent toujours pas. Ils trouvaient que c'était à elle de me le dire.
— Pourquoi pas ? dit-elle, en se tournant vers les marins.
Mais ils n'étaient pas d'accord, visiblement ne l'approuvaient pas. J'attendais toujours. Elle se retourna vers moi et dit, tout bas :
— Avant-hier, j'ai reçu un message de Sète.
Aussitôt qu'elle l'eut dit, les marins s'en allèrent. Nous restâmes seuls tous les deux. Mais très peu de temps. Un autre marin arriva, desservit les tables et lava les verres. Tout en travaillant, lui aussi me regardait avec curiosité. Je mangeais mal. Elle me surveillait, comme deux jours avant à la trattoria.
— Tu n'as pas faim, me dit-elle.
— C'est vrai, dis-je, ce soir je n'ai pas très faim.
— Peut-être qu'on est fatigué. D'habitude j'ai toujours faim, et ce soir, non.
— On doit être fatigué, ça doit être ça.
— Si c'est à cause de Sète, dit-elle, tu as tort de ne pas manger.
— Tu l'as reçu quand, ce message ?
— Un petit peu avant d'aller au bal.
— Après le déjeuner ?
— C'est ça, une heure après que tu fus monté dans ta chambre. — Elle sourit, évita mon regard. — Il y a deux mois que je n'en ai pas reçu, c'est un petit peu comme un fait exprès.
— De qui est-il ?
— D'un marin grec. Epaminondas. Il a beaucoup d'imagination. C'est le troisième qu'il m'envoie depuis deux ans. Je ne peux pas, sans le froisser, ne pas en tenir compte.
Je n'avais plus du tout envie de manger. Elle dit, hypocritement :
— Tu verras, il n'y en a pas deux comme Epaminondas. — Elle ajouta doucement : — Je voudrais que tu manges un peu.
J'essayai de manger.
— Tu ne cherches jamais que dans les ports ? demandai-je avec une certaine difficulté.
— C'est dans les ports qu'on a le plus de chances, pas dans les villes de l'intérieur. Pas dans le Sahara. Et pas dans les petits ports, dans les grands. Tu sais bien, ceux qui sont à l'embouchure des fleuves.
— Parle-moi, dis-je.
— Leur tonnage est considérable. Ils sont à la fois la richesse des continents et la providence des hommes en fuite.
Elle ajouta en souriant :
— Mange pendant que je parle.
— Continue.
— J'y ai beaucoup pensé, dit-elle, forcément. Je n'ai que ça en tête depuis des années. C'est seulement dans un port qu'il doit pouvoir se supporter, tu comprends, comme on doit désirer se supporter quand on se cache, indistinct des autres. C'est bien connu que c'est dans les ports qu'on trouve le plus grand nombre de secrets.
Elle avait un ton à la fois timide et hardi — un peu comme si elle me prévenait de je ne savais pas très bien quelle erreur.
— J'ai vu ça au cinéma, dis-je. Que la meilleure façon pour un homme de se cacher c'est de se fondre le plus possible avec ceux qui le recherchent.
— C'est ça — elle sourit —, dans le Sahara, tu comprends, il n'y a pas de police bien sûr, mais aussi il n'y a pas un pissenlit. Alors…
Elle but son verre de vin et reprit, très vite :
— On supporte mal d'être le seul témoin de la trace de ses pas sur le sable du Sahara. Ce genre de traces-là est bien différent de celui qu'on aime en général laisser de son passage sur la terre, comme on dit. Mauvaise cachette que le désert, les Calabres, les forêts.
— Il y a beaucoup de sortes de Sahara, dis-je, dans le monde.
— Bien sûr, mais celui dont je parle, on ne le choisit pas.
— Je vois. — J'ajoutai machinalement : — Peut-être que tu es quand même un peu folle.
— Non, dit-elle, rassurante, je le suis moins que les gens en général. — Elle continua. — Les villes sont au contraire d'une incomparable sécurité. C'est sur l'asphalte seulement que les marins de Gibraltar peuvent enfin poser leurs pieds fatigués.
Elle s'arrêta.
— Je vais te chercher un verre de vin, dit-elle.
Chaque fois qu'elle faisait un geste, qu'elle mangeait, qu'elle portait un verre à sa bouche, qu'elle se levait, je le remarquais et toujours de plus en plus fort.
— Être couvert par les dix mille passants de la Canebière, continua-t-elle, voilà le seul répit des marins de Gibraltar. — Elle ajouta tout bas : — C'est du vin italien.
Je le bus. Il était bon. Elle paraissait contente de me voir le boire si volontiers.
— Quelle aventure, dis-je en riant.
— Il faut que je parle longtemps ?
— Tant que tu le pourras, dis-je.
— Là seulement, dit-elle, l'homme qui se cache se sent renaître à cent possibilités de l'existence. Il peut prendre le métro, aller au cinéma, dormir au bordel ou sur les bancs des squares, pisser, se promener, dans une tranquillité relative, mais dont il ne trouverait l'équivalent nulle part.
— Tu n'as jamais fait que ça toute ta vie, chercher un marin de Gibraltar ?
Elle se leva sans répondre et alla me chercher un autre verre de vin.
D'autres matelots venaient d'entrer et eux aussi ils commencèrent à lorgner le nouvel embarqué. Je bus mon vin. J'avais chaud. Le vin était frais et bon. Ça m'était égal d'être regardé. Elle me fixait toujours avec des yeux moqueurs et doux.
— Je l'ai, pour ma part, encore assez cherché, dit-elle enfin.
Et tout bas, dans un aparté très visible, en riant, elle dit :
— Tu vas souvent me faire parler comme ça ?
— Ça m'est difficile de te dire de t'arrêter, dis-je.
Elle se leva une nouvelle fois, alla au bar et revint avec un troisième verre de vin.
— Tu ferais mieux, dis-je, d'en prendre tout de suite une bouteille.
— Je n'y avais jamais pensé, dit-elle en riant, mais c'est vrai.
Avec son béret elle avait un peu l'allure d'un marin. D'un très beau marin. Ses cheveux tombaient dans son cou, elle n'y prenait pas garde. Quand j'eus fini une nouvelle fois mon verre de vin, elle dit, tout bas :
— Tu aimes le vin.
Je ne répondis pas.
— Je veux dire, dit-elle, que tu es toujours content quand tu bois du vin ?
Elle se pencha vers moi comme si c'était là une question capitale.
— Toujours, dis-je. Parle encore.
Ça l'ennuyait peut-être, mais elle le montrait très peu.
— C'est seulement dans ces ports-là, dit-elle, que les pas, les gestes ne laissent pas ces sinistres empreintes dont la police est si friande. Il y en a tant dans une ville, et de toutes sortes, et aussi bien d'honnêtes que de malhonnêtes, qu'elle peut toujours courir pour essayer de ne pas s'y tromper…
J'écoutais mal ce qu'elle disait. Je la regardais parler, ce qui est très différent. Et ce qu'il y avait dans mes yeux, elle le voyait parfaitement bien.
— Dans les ports, continua-t-elle, tu comprends, la police est plus dépassée qu'ailleurs, même si elle y est nombreuse et plus féroce qu'ailleurs. Elle se borne à n'en surveiller que les issues, le reste, elle le regarde vivre de loin, elle a la flemme.
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