— En somme, dis-je, quelqu'un qui n'avait rien à dire à personne.
— C'est ça. Quelqu'un qu'on raconte comme on peut, mais qui n'a rien à dire à personne. Certains jours, je me demande si je ne l'ai pas complètement inventé, inventé quelqu'un à partir de lui. Son silence était extraordinaire, une chose que je ne pourrai jamais décrire. Et sa gentillesse, non moins extraordinaire. Il ne trouvait pas son sort affreux. Il n'avait aucun avis sur ces choses. Il s'amusait de tout. Il dormait comme un enfant. Personne, sur le bateau, n'a jamais osé le juger.
Elle hésita un peu et elle dit :
— Tu sais, quand on a connu l'innocence, quand on l'a vu dormir auprès de soi, on ne peut jamais tout à fait l'oublier.
— Ça doit beaucoup vous changer, dis-je.
— Beaucoup — elle sourit —, et je crois, pour toujours.
— J'ai toujours pensé, dis-je, que c'est plutôt quand on a fait douter quelqu'un du bien-fondé de sa morale, qu'on n'a pas vécu inutile.
— Oui, dit-elle. Il avait beau ne rien dire, c'est parce que certains comme lui n'hésitent pas à se faire beaucoup de tort que d'autres sont amenés à remettre en question bien des préjugés.
— Et le poker ? demandai-je.
— Il faut bien jouer de quelque chose, dit-elle, de ce qu'on peut. C'était un dimanche soir, tout d'un coup, il a eu envie de faire un poker. Il a joué avec quelques camarades de l'équipage. Tout jeune, déjà, il avait été sans doute un grand joueur de poker. Depuis son crime il n'avait plus joué. Ce soir-là il a recommencé, pour la première fois. D'abord il a gagné. Puis, au milieu de la nuit il a commencé à perdre. Je l'ai regardé tout le temps qu'a duré la partie. Il était transfiguré, il jouait gros, on aurait dit que l'argent le brûlait. Quand il a commencé à perdre il n'a pas eu l'air d'en être affecté, il a perdu beaucoup plus qu'il n'avait gagné, presque toute la paye du mois. Il jetait l'argent sur la table avec une espèce de joie, comme si après tout, c'était toujours ça qu'il pouvait faire, qu'on aurait de lui. La seule chose qui lui restait en commun avec les autres hommes, est-ce que ce n'était pas l'argent ? et l'amour des femmes ? non pas d'une femme, mais des femmes ? car pour lui pendant toute cette période, je suis restée à peu près n'importe qui. C'est comme ça que ça a commencé, à bord, ce dimanche soir, je veux dire que j'ai compris que je le perdrais très vite. On avait déjà fait l'Atlantique, les Iles, Saint-Domingue. On était déjà passé par Panama, on était déjà dans le Pacifique, on avait fait Hawaii, la Nouvelle-Calédonie, les îles de la Sonde, Bornéo, le détroit de Malacca. Puis, au lieu de continuer, comme on aurait dû, on a fait demi-tour vers le Pacifique. Nous, jusque-là, on était descendus très peu. Une fois à Tahiti, une fois à Nouméa. Et, à part les petites descentes pour acheter, quoi, du savon à barbe, ç'avait été tout. C'avait été tout jusqu'à Manille, c'est-à-dire deux jours avant la partie de poker. A Manille, il a eu envie de voir la ville. Il avait de l'argent, voilà ce qu'il y avait, il se sentait de l'argent plein les poches. Il avait perdu une paye, mais il lui en restait beaucoup d'autres, toutes les autres qu'il avait accumulées. On descendait si peu, on avait si peu d'occasions de dépenses, que lorsqu'on est arrivé à Shanghai, il avait pas mal d'argent dans son portefeuille.
« C'est là qu'il m'a dit qu'il allait faire un poker et qu'il rentrerait vite. Je l'ai attendu toute la nuit. Puis toute la journée. Puis le lendemain je l'ai cherché dans la ville, partout. Shanghai est une ville que je connais bien, la seule, et pour cause. Je ne l'ai pas trouvé. Alors je suis rentrée à bord, me disant que peut-être il était rentré. Mais il n'était pas non plus à bord. Je l'avais tellement cherché, que je n'avais plus la force de descendre, mais seulement celle de l'attendre à bord. Je suis allée dans ma cabine et je me suis allongée. Par le hublot, je pouvais voir la passerelle. Je la regardais et à force de la regarder, je me suis endormie. J'avais vingt ans, moi aussi, et je dormais bien. Quand je me suis réveillée, à l'aube, le bateau était loin au large de Shanghai. J'avais dormi toute une partie de la nuit. Il n'était pas rentré à bord.
« Je me suis demandé souvent par la suite si ce n'était pas le patron du yacht qui avait donné l'ordre de partir pendant que je dormais. Je le lui ai demandé plus tard. Il m'a dit que non. Je le crois encore mal. Mais qu'est-ce que ça fait ? S'il n'était pas descendu à Shanghai, il serait descendu un peu plus loin.
— Tu as voulu mourir. Tu croyais que c'était simple d'ouvrir la porte de la cabine et de te jeter à la mer.
— Je ne l'ai pas fait. Je me suis mariée avec le patron du yacht.
Elle se tut.
— Je voudrais un verre de vin.
J'allai le lui chercher. Elle continua.
— Tu comprends, nous ne nous étions jamais dit que nous nous aimions. Sauf lui le premier soir, lorsque j'étais allée le retrouver dans sa cabine. Mais bien sûr, ce soir-là, il l'a dit par surprise, dans le plaisir, et il l'aurait aussi bien dit à une putain. Si tu veux, c'est à la vie, qu'il le disait. Après, il n'a plus eu de raison de le dire. Mais moi, qui avais pourtant toutes les raisons de le lui dire, je ne le lui ai jamais dit. Ce silence a duré autant que nous, six mois. Alors, celui qui a suivi l'escale à Shanghai a été d'autant plus grand. J'étais enceinte jusqu'aux dents de tous les mots de l'amour et je ne pouvais plus accoucher d'un seul.
Elle ne me dit plus rien pendant un moment. Je me levai et j'allai au bastingage. Elle m'appela.
— C'est très difficile, dit-elle, de faire ce que tu veux faire, de changer sa vie, comme on dit. Il faut que tu fasses très attention.
— Après ? demandai-je.
— Quoi ?
— Après Shanghai ?
— Je te l'ai dit. Le patron du yacht est allé divorcer aux États-Unis. Sa femme a accepté moyennant un gros dédommagement. Tout de suite après le divorce, nous nous sommes mariés. Il a donné mon nom au yacht. Je suis devenue une femme riche. Je suis allée dans le monde. J'ai même pris des leçons de grammaire.
— Tu ne pensais pas encore à le rechercher ?
— C'est seulement bien plus tard que l'idée m'en est venue. Je ne me suis jamais souvenue d'avoir fait ce mariage pour ça, non. Mais quand l'idée m'en est venue, j'ai trouvé que j'avais bien fait de le faire. C'est un luxe qui coûte très cher de chercher quelqu'un comme ça.
— C'est pendant ce mariage que tu as pris l'habitude de coucher avec… n'importe qui ?
Elle se tut, un peu interdite, puis sur le ton de l'excuse, elle dit :
— J'ai essayé quelquefois de lui être fidèle, mais je n'y suis jamais arrivée.
— Il ne fallait même pas essayer, dis-je en riant.
— J'étais jeune, dit-elle. La vie du yacht était gaie. Il donnait des bals chaque soir pour me faire oublier…
— La mer, dis-je, les gabiers de misaine…
— Oui — elle sourit —, mais pour ceux-là les bals ne suffisent pas.
— Sans doute.
— Plus je voyais d'invités, plus je pensais aux hommes qui, dans les cales, entendaient ces fêtes que l'on faisait pour me faire oublier l'un d'eux. Je me sauvais et j'allais dans les cales et quelquefois je le trompais. Un jour…
Elle s'arrêta, regarda l'heure.
— Je n'ai plus le temps, dit-elle.
— Si tu veux, tu l'as. Rien ne presse vraiment.
Elle sourit encore.
— Un jour, il en est venu à une prudence déshonorante. Il a fait mettre une séparation grillagée entre le pont supérieur et le reste du yacht. Les invités ont été débarqués parce qu'ils disaient du mal de moi.
— Qu'est-ce qu'ils disaient ?
— Ils disaient je crois : chassez le naturel, il revient au galop.
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