La mer était calme, chaude, et le bateau avançait dedans comme une lame dans un fruit mûr. Elle était plus sombre que le ciel.
Oui, peut-être aurait-elle voulu que je lui demande quelle était notre destination, ou bien à la rigueur, que je lui dise quelque chose sur mon départ, ou sur le crépuscule, ou sur la mer, ou sur la marche de son bateau, ou peut-être même sur les sentiments qui vous venaient à se trouver sur ce bateau, embarqué tout d'un coup sur ce bateau après qu'on fut resté huit ans à l'État civil à ignorer qu'il existait, qu'elle existait, qu'il existait, pendant qu'on recopiait des actes de naissance, des femmes comme elle qui consacraient leur existence à rechercher des marins de Gibraltar. A l'entendre passer et repasser derrière moi, j'aurais pu croire qu'elle attendait de moi un certain avis sur ces choses si nouvelles pour moi. Mais je ne le crus vraiment pas. Je crus plutôt le contraire, qu'elle passait et repassait derrière moi, pour savoir si j'aurais un avis sur toutes ces choses si nouvelles pour moi, qu'elle me surveillait pour ainsi dire mais sans du tout s'en rendre compte. Mais comment avoir un avis, même sur le crépuscule, même sur l'état de la mer ? Du moment qu'on s'embarquait sur ce bateau, et ce n'était pas qu'on le décidait, on ne pouvait plus avoir un seul avis, même sur le soleil couchant.
Des marins, accoudés au bastingage, regardaient, comme moi, s'éloigner la côte italienne. Il y en avait quatre. De temps en temps, à la dérobée, ils me regardaient aussi. Ils paraissaient curieux, mais modérément et sans malveillance aucune, de mieux voir celui qu'elle avait embarqué cette fois-ci. L'un d'entre eux, un petit brun, me sourit. Puis, comme il était à peine à deux mètres de moi, à la longue il me parla.
— Une mer comme celle-là, c'est un plaisir, dit-il, avec l'accent italien.
Je lui dis qu'en effet, c'était un plaisir. Le bateau s'éloigna de plus en plus rapidement. On ne vit plus du tout l'embouchure du fleuve, mais seulement la forme estompée des collines. Des lumières s'allumèrent sur toute la côte. Je comptais machinalement les marins. Il y en avait quatre, là, sur le pont. En comptant ceux des machines, celui de la barre et le timonier, ça devait faire sept hommes, plus un ou deux pour les cuisines. L'équipage normal devait compter neuf personnes. J'étais en plus de l'équipage normal. Entre elle et eux. J'avais cru comprendre qu'il n'y avait toujours eu qu'un seul homme entre elle et eux, jamais davantage.
Le bateau s'éloigna encore. La nuit arriva tout à fait. On ne vit même plus la forme estompée des montagnes, la brume les enveloppa. La côte devint une ligne de lumières continue, une ligne de feu au ras de l'horizon, qui séparait le ciel de la mer. Ce ne fut que lorsque cette ligne de feu, elle-même, s'estompa qu'elle vint près de moi. Elle aussi, elle me regarda, mais avec une curiosité différente de celle de ses marins. On se sourit d'abord, sans rien se dire. Elle portait le même pantalon noir, le même pull-over de coton noir qu'à Rocca, mais elle avait mis un béret. Il y avait deux jours que je la connaissais. Les choses étaient allées vite. Je connaissais déjà ce que ses vêtements cachaient de son corps et j'avais eu le temps de la regarder dormir. Mais les choses étaient différentes aussi. Lorsqu'elle s'approcha de moi, je me mis à trembler, comme la première fois, au bal. Ça allait peut-être recommencer, je n'allais pas pouvoir m'habituer à la voir s'approcher de moi, à la regarder.
Elle me regardait toujours. C'est une femme qui n'a pas le regard franc. Et ce soir-là, elle l'avait encore moins que d'habitude. Sans doute parce qu'elle se demandait ce que je pouvais bien faire encore à ce bastingage, alors qu'il n'y avait plus rien à voir et que j'y étais déjà depuis une heure. Pourtant elle ne me le demanda pas. Ce fut moi qui lui parlai.
— Tu as mis un béret, dis-je.
— C'est pour le vent.
— Il n'y a pas de vent.
Elle sourit.
— Qu'est-ce que ça fait ? C'est une habitude — elle ajouta la tête tournée vers la mer —, quelquefois j'oublie de l'enlever quand je me couche, alors je dors avec.
— Ça te va bien, dis-je. Qu'est-ce que ça fait ?
— Quelquefois aussi, dit-elle, toujours sur le même ton, je dors tout habillée et même quelquefois, je ne me coiffe pas. Je ne me lave pas.
— Ce sont des habitudes comme les autres, dis-je.
Sur la mer, calme et sombre, les lumières de l'entrepont dansaient. Son bras touchait le mien, mais elle avait toujours la tête tournée vers la mer.
— Et tu manges ? demandai-je.
— Je mange. — Elle rit. — J'ai beaucoup d'appétit.
— Toujours ?
— Il en faut, pour que je ne mange pas. Mais pour oublier de me laver, il n'en faut pas beaucoup.
On se regarda enfin. On eut une même envie de rire, un peu énervée, je le vis à ses yeux, mais on ne rit pas. Alors je lui dis une chose de circonstance.
— Eh bien, me voilà embarqué.
Elle sourit tout à fait et très doucement :
— Oh, dit-elle, ce n'est pas une affaire.
— Non, ce n'est pas une affaire.
On resta un moment silencieux. Elle était toujours tournée vers moi.
— Ça te fait un drôle d'effet ?
Elle avait une voix un peu intimidée.
— Je crois que ça me fait un certain effet.
— Et toi, demanda-t-elle au bout d'un moment, tu as de l'appétit ?
— J'en ai, dis-je. Et même je me demandais…
— Viens manger avec moi, dit-elle joyeusement.
Elle rit du même rire enfantin que lorsque je lui avais annoncé que je partais. Je la suivis au réfectoire, au bar. Je le connaissais déjà ce « bar ». Il ne devait rien rester de celui du Cypris que les lustres, les tapis, la bibliothèque. Ça se voyait tout de suite que depuis bien longtemps déjà on ne recevait plus jamais d'invités sur ce bateau. Il ressemblait plutôt à une salle de garde qu'à un bar, il avait été aménagé pour la plus grande commodité de tous, sans goût particulier, si mal d'ailleurs qu'on se demandait si on ne l'avait pas fait exprès. L'ancien réfectoire de l'équipage, attenant aux soutes, avait été abandonné et maintenant les marins mangeaient là avec elle. On mange quand on veut sur ce bateau, entre sept heures et dix heures du soir. Les plats, deux par repas, chauffent en permanence sur des chauffe-plats électriques. Chacun se sert. Sur un rayon au-dessus du bar il y a toujours des fromages, des fruits, des bocaux d'anchois, d'olives, etc., des choses toutes faites. Il y a aussi du vin, de la bière, de l'alcool à discrétion. Lorsqu'on entra, une radio marchait en sourdine. Pour la première fois, je remarquai dans un coin un piano et au-dessus, un violon, suspendu au mur.
Elle s'assit à une table, dans un fauteuil. Je m'assis en face d'elle. A une autre table, pas loin de la nôtre, il y avait trois marins qui mangeaient. Ils me regardèrent entrer tout en continuant à bavarder. Je reconnus le petit brun qui m'avait adressé la parole sur le pont. Une nouvelle fois il me sourit, discrètement. Elle se leva, alla aux chauffe-plats avec deux assiettes et revint s'asseoir en face de moi. Elle ne s'occupait nullement des regards des marins sur moi. En passant près d'eux, elle dit :
— Ça va ?
— Ça va, dit le petit brun.
Dans l'assiette, il y avait deux poissons grillés, du fenouil leur sortait de la gueule. Eux aussi me regardaient avec curiosité.
— Tu aimes ça ? demanda-t-elle. Si tu n'aimes pas ça, il y a autre chose.
J'aimais ça. D'un coup de fourchette je coupai les deux têtes des poissons et je les mis sur le bord de l'assiette. Puis je posai ma fourchette. Elle me regardait faire. Je sentais les regards des marins sur moi et ils me gênaient un peu. Non pas qu'ils fussent malveillants, c'était plutôt le contraire, mais je n'avais pas l'habitude d'être l'objet d'une curiosité quelconque, et ça me coupait un petit peu l'appétit. Je crois qu'elle feignait de ne pas le remarquer. Après que j'eus posé ma fourchette, elle laissa passer une minute et me dit :
Читать дальше