Elle se tut. Puis elle reprit :
— Je te le dis pour que tu ne croies pas que c'est une chose extraordinaire que tu ferais. Pour que tu viennes.
— Il y en a eu beaucoup ?
— Quelques-uns, dit-elle… Il y a trois ans que je le cherche…
— Qu'est-ce que tu en fais quand tu en as assez ?
— Je les jette à la mer.
On rit, mais pas de très bon cœur.
— Si tu veux, dis-je, on va attendre jusqu'à demain pour le décider.
On retourna encore une fois dans sa cabine.
*
Encore une fois on se réveilla tard. Le soleil était haut lorsqu'on sortit sur le pont. Les choses furent pareilles, tout à fait pareilles et tout à fait nouvelles à la fois, aussi parce que ce départ était dans l'air. On déjeuna au bar, de ce qu'il y avait, du fromage, des anchois. On but du café et du vin. On était encore une fois seuls à bord et même en mangeant, on ne pouvait pas l'oublier. Elle regarda plusieurs fois sa montre pendant qu'on mangeait et elle paraissait un peu anxieuse parce qu'elle voyait bien que je ne savais pas moi-même ce que je voulais et qu'elle avait l'impression de pouvoir décider à ma place, de mon départ. Elle m'en parla encore.
— Si tu ne viens pas, qu'est-ce que tu vas faire ?
— On trouve toujours à s'occuper. J'ai trop décidé de choses — je ris — pour pouvoir en décider une de plus.
— Au contraire : une de plus, qu'est-ce que ça fait ?
— Qui c'est le marin de Gibraltar ? demandai-je.
— Je te l'ai dit, dit-elle, un assassin, de vingt ans.
— Et encore ?
— Rien d'autre. Quand on est un assassin on n'est que ça, surtout à vingt ans.
— Je voudrais, dis-je, que tu me racontes son histoire.
— Il n'a pas d'histoire, dit-elle. Quand on devient un assassin à vingt ans, on n'a plus d'histoire. On ne peut plus avancer ni reculer, ni réussir, ni rater quoi que ce soit dans la vie.
— Je voudrais quand même que tu me racontes son histoire. Même la plus courte.
— Je suis fatiguée, dit-elle, et il n'a pas d'histoire.
Elle renversa la tête sur le fauteuil. Elle était fatiguée. J'allai lui chercher un verre de vin.
— Tu ne trouveras rien à faire en Italie, dit-elle, tu retourneras en France et tu recommenceras à recopier dans ton État civil.
— Non. Ça non.
Je ne lui demandai plus rien. Le soleil arrivait déjà jusque sur le plancher du bar. Ce fut elle qui parla.
— Tu comprends, dit-elle, c'était un homme doublement menacé par la mort. Et pour ces hommes-là on a toujours, en plus de l'amour, comment dire ? une fidélité particulière.
— Je comprends, dis-je.
— Tu vas retourner à Paris, dit-elle, et tu la retrouveras, et tu retourneras à l'État civil, et tout recommencera.
— Même la plus courte, dis-je, d'entre tes histoires, à toi.
— Je n'ai plus beaucoup de temps, dit-elle.
Elle ajouta :
— Je crois que ce que tu as de mieux à faire, c'est encore de partir sur ce bateau. Je veux dire, dans ton cas.
— On verra, dis-je. Parle-moi.
— Je n'ai pas d'histoire en dehors de lui.
— Je t'en supplie, dis-je.
— Je te l'ai dit, dit-elle. J'ai passé mon enfance dans un village de la frontière espagnole. Mon père tenait un café-tabac. On était cinq enfants, c'était moi l'aînée. Les clients étaient toujours les mêmes, des douaniers, des contrebandiers, l'été, quelques touristes. Une nuit, j'avais dix-neuf ans, je suis partie pour Paris dans la voiture d'un client. J'y suis restée un an. J'y ai appris ce qu'on y apprend d'habitude, le métier de vendeuse à la Samaritaine, la faim, les dîners au pain sec, les gueuletons, le prix des gueuletons, celui du pain, la liberté, l'égalité, la fraternité. On croit que c'est beaucoup, et pourtant ce n'est rien à côté de ce qu'un seul être peut vous apprendre. Au bout d'un an, j'ai eu assez de Paris, je suis partie pour Marseille. J'avais vingt ans, on est toujours sot à cet âge-là, je voulais travailler sur un yacht. J'avais de la mer et des voyages une idée qui s'associait à la blancheur des yachts. Au syndicat du Yachting Club il n'y avait qu'une seule place à prendre, de barmaid. Je l'ai prise. Le yacht partait pour un tour du monde qui devait durer un an. Il est parti de Marseille trois jours après que je me fus engagée. C'était en septembre, un matin. On a mis le cap sur l'Atlantique. Quelques heures après le départ, le lendemain, vers dix heures, un matelot a vu sur la mer un petit point insolite. Le patron a pris des jumelles et il a vu un homme à l'avant d'un canot. Il venait vers nous. On a arrêté les machines, on a abaissé la passerelle. Un matelot l'a hissé sur le pont. Il a dit qu'il avait soif, qu'il était fatigué. Je l'entends encore le dire. Quand j'essaie de me souvenir de sa voix, c'est encore de ces paroles-là que je me souviens. En somme, des choses que l'on dit tous les jours mais qui ont, suivant les cas, plus ou moins d'importance. Il les a dites, puis il s'est évanoui. On l'a ranimé avec des gifles, du vinaigre, on lui a fait boire de l'alcool. Il a bu, puis il s'est endormi, là, sur le pont. Il a dormi huit heures. Je suis passée souvent à côté de lui, souvent, il était à côté du bar. Je l'ai beaucoup regardé. La peau de sa figure était brûlée, arrachée par le soleil, le sel, ses mains étaient à vif d'avoir ramé. Il avait dû passer plusieurs jours à l'affût d'une barque à voler, et peut-être, plusieurs jours aussi, à guetter un bateau. Il portait un pantalon kaki, tu sais, la couleur du crime, de la guerre. Il était jeune, vingt ans. Il avait déjà eu le temps de devenir criminel. Moi, je n'avais eu le temps que d'aller au cinéma. On fait ce qu'on peut. Et je crois bien qu'avant même qu'il se réveille je l'aimais déjà. Le soir, après qu'on l'eut fait manger, je suis allée le retrouver dans sa cabine. J'ai allumé. Il dormait. Il était allé si loin dans l'épouvante, que non seulement il ne pouvait pas s'imaginer qu'une femme, ce soir-là, pouvait avoir envie de le rejoindre, mais qu'il ne devait même pas le désirer. Mais je crois que c'était cela aussi, oui, j'en suis sûre, que je voulais. Il m'a reconnue, il s'est relevé et il m'a demandé si c'était pour qu'il quitte la cabine. Je lui ai dit que non. C'est comme ça que ça a commencé. Ça a duré six mois. Le patron l'a engagé. Des semaines ont passé. Il n'a jamais parlé de son histoire à personne, même pas à moi. Je ne sais pas encore son nom. Au bout de six mois, un soir, à Shanghai, il est descendu pour faire un poker et il n'est pas remonté à bord.
— Tu ne sais toujours pas qui il avait tué ?
— Un soir, à Montmartre, il avait étranglé un Américain. Ce n'est que bien plus tard que j'ai su qui. Il lui avait pris son argent, il l'avait joué, au poker, puis il l'avait perdu. Il n'avait pas étranglé cet Américain pour lui prendre son argent et il n'avait pas été poussé à le faire par besoin d'argent. Non, à vingt ans on fait ça sans raison précise, il l'avait fait, sans presque le vouloir. Il s'agissait du roi du roulement à billes, d'un nommé Nelson Nelson.
Je me mis à rire beaucoup. Elle rit aussi.
— Mais même quand c'est le roi des billes, dit-elle, qu'on a tué, on devient un assassin. Et quand on est un assassin, on n'est plus que ça, rien d'autre.
— J'ai toujours pensé, dis-je, que c'était une situation qui devait avoir son bon côté, son côté pratique.
— Qui vous relève de bien des devoirs, dit-elle, de presque tous les devoirs, excepté celui de ne pas se laisser crever de faim.
— Mais l'amour, dis-je.
— Non, dit-elle, il ne m'aimait pas. Il aurait pu se passer de moi, de n'importe qui. On dit : un seul être vous manque et tout est dépeuplé, mais ce n'est pas vrai. Quand le monde vous manque, en effet, personne ne peut vous le repeupler. Je ne lui ai jamais repeuplé le monde, jamais. Il était comme les autres, toi, il lui fallait Yokohama, les grands boulevards, le cinéma, les élections, le travail, tout. Moi, une femme qu'est-ce que c'était à côté ?
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