— Je suis un peu saoul.
Elle rit, mal. Ça l'agaçait de danser. On dansait mal.
— Je trouve l'Italie très belle, dis-je.
On se tut. Le souvenir de Jacqueline me revint à la mémoire et de nouveau je fus dans ce train où il faisait une chaleur torride, qui filait, filait dans la nuit. Il m'était déjà revenu plusieurs fois à la mémoire, mais cette fois je ne réussis pas à le chasser. Je la serrai moins fort. Elle me regarda.
— Il ne faut pas penser à elle, dit-elle.
— Il fait très chaud dans les trains en ce moment, c'est ça surtout.
Elle dit, très gentille :
— Elle était très en colère ce matin pendant le déjeuner.
— J'ai dû la faire beaucoup souffrir pendant ce déjeuner.
— Elle a compris pourquoi vous la quittiez ? demanda-t-elle après un temps.
— Rien. J'ai dû très mal lui expliquer pourquoi.
— Il ne faut plus y penser. — Elle ajouta : — Je crois vraiment qu'il ne faut plus y penser.
— Mais elle n'a rien compris, dis-je.
— Qui n'est pas passé par là ?
Elle avait un peu le ton de la réprimande mais elle restait très gentille, douce comme aucune femme ne l'avait jamais été avec moi.
— Et qu'est-ce que vous allez faire ?
— Est-ce qu'il faut toujours faire quelque chose de soi ? Est-ce qu'il n'y a pas des cas où on peut l'éviter ?
— J'ai essayé de ne rien faire de moi. On ne peut pas. Il faut toujours finir par faire quelque chose de soi.
— Et lui ? Qu'est-ce qu'il fait de lui ?
— Pour les assassins, dit-elle en souriant, c'est plus facile. Ce sont les autres qui décident pour eux. Vous n'avez aucune idée ?
— Aucune. Il y a quelques heures que j'ai quitté l'État civil.
— C'est vrai. Vous ne pouvez pas encore savoir.
— Pourtant, dis-je.
Elle attendit.
— Quoi ?
— J'aimerais être au grand air.
Elle s'étonna, puis elle eut un petit fou rire.
— Il n'y a pas beaucoup de métiers de grand air, dit-elle.
Les danses étaient si proches les unes des autres, qu'on ne s'asseyait plus. On attendait, debout, qu'elles recommencent. Mais, et ce fut le cas, quand elles cessaient, on cessait de se parler. La danse recommença.
— Il y a la marine, dis-je.
Je ris à mon tour.
— C'est vrai, dit-elle, en riant, mais c'est un métier, ça aussi.
Je pris mon élan et je le lui dis.
— Pas toujours. Les cuivres, par exemple, tout le monde peut les faire.
Sans doute vit-elle mon émotion. Elle ne répondit pas. Je n'osais plus la regarder. Je dis encore :
— Il n'y a pas assez de boutons de porte sur un bateau pour occuper un seul homme ?
— Je ne sais pas.
Elle ajouta après un silence :
— Je n'y ai jamais pensé.
— Vous savez, c'est pour rire, que je dis ça.
Elle ne répondit pas. Je ne pouvais plus danser.
— J'ai envie de boire un cognac, dis-je.
On s'arrêta de danser. On se fraya un passage jusqu'au bar. Et sans rien se dire on but un cognac. C'était très mauvais. Je ne la regardais plus. On repartit danser.
— C'était si terrible que ça l'État civil ?
— On exagère toujours.
— De temps en temps, dit-elle, il faut prendre des vacances. Quoi qu'on fasse.
Je recommençai à espérer.
— Non, dis-je. J'ai toujours pris régulièrement, honnêtement mes vacances. Croire aux vacances, c'est croire au Bon Dieu. J'ajoutai : oubliez ce que j'ai dit, je vous en supplie.
La danse prit fin. Carla revint ruisselante de sueur. Le pick-up cessa de jouer pendant cinq minutes. Ce fut interminable. Je voulais qu'elle oublie les cuivres.
— Tu as encore soif, dit-elle à Carla, va prendre de la limonade.
— J'y vais, dis-je encore.
— Non, dit Carla, j'ai l'habitude, puis ça m'amuse de le faire ici. J'irai plus vite que vous. Je prends aussi deux cognacs ?
Elle disparut. Elle la regarda s'éloigner.
— A son âge, je servais aussi de la limonade.
— Il faut que vous partiez demain. Et les cuivres, c'est parce que j'ai un peu bu. Il faut que vous oubliiez ce que j'ai dit.
Elle me regarda toujours sans répondre.
— Même si on m'offrait de les faire, ces cuivres, je n'accepterais pas. Je bois trop et voilà le genre de choses que je dis quand j'ai bu.
— J'ai oublié, dit-elle.
Puis, sur un tout autre ton :
— A l'âge de Carla, dit-elle, je les faisais et je servais aussi de la limonade.
Elle se tut, puis :
— Vous êtes resté longtemps à l'État civil ?
— Huit ans.
Elle se tut encore longuement.
— Vous disiez que vous serviez de la limonade dans les cafés à l'âge de Carla ?
— Oui, mon père tenait un café-tabac dans les Pyrénées. A dix-neuf ans, je me suis engagée sur ce yacht comme je ne sais pas, barmaid. Une idée de jeune fille. Carla est capable d'avoir de telles idées.
C'était la première fois que nous parlions assis. Je crus qu'elle avait oublié les cuivres.
— Ce même yacht ? demandai-je.
— Ce même yacht, dit-elle. — Elle eut un petit geste d'excuse. — Voyez, ajouta-t-elle, où ça vous mène.
Elle dut avoir le même sourire amusé qu'à seize ans.
— Et pourquoi être resté huit ans, si c'était aussi terrible ?
— Quelle question. La lâcheté.
— Vous êtes sûr que vous n'y retournerez pas ?
— Sûr.
— On peut être sûr d'une chose pareille après huit ans ?
— C'est rare, mais on peut l'être. C'est aussi sur ce yacht-là que vous l'avez connu ?
— Oui. Comme on ne savait pas trop quoi en faire on l'a engagé comme marin.
La danse recommença.
— Encore une danse, dit-elle, et nous la reconduirons.
Je ne répondis pas. Elle ajouta, assez bas :
— Si vous voulez on peut aller boire quelque chose sur le bateau. La vedette attend sur le petit ponton de la plage.
— Non. On va danser encore un peu, dis-je.
Elle rit.
— Non ?
Je faillis l'emmener, laisser Carla.
Un moment passa.
— Vous me trouvez désemparé à ce point ?
— Pas tellement, puis, ça m'est un peu égal. Non, c'est ce matin à l'apéritif, je ne sais pas pourquoi…
— Je suis sûr que vous aimez les gens désemparés.
— Peut-être, dit-elle — mais cette fois avec une confusion si jeune qu'une nouvelle fois je faillis l'emmener —, peut-être que j'ai un faible pour eux.
— Je l'ai quittée, dis-je, parce que rien ne la désemparait. On se ressemble.
— Qui sait ? Peut-être, qu'on se ressemble.
Pendant toute une danse on ne se dit plus rien. Je ne me souvenais pas d'avoir eu d'une femme un désir aussi fort.
— On peut vous demander à vous aussi ce que vous faites ? demandai-je.
Elle réfléchit un peu.
— Je cherche quelqu'un, dit-elle, je voyage.
— Lui ?
— Oui.
— Vous ne faites que ça ?
— Que ça. C'est un travail énorme.
— Et ici ? Qu'est-ce que vous faites, vous le cherchez ?
— De temps en temps, moi aussi, je prends des vacances.
— Je vois, dis-je.
Maintenant je l'embrassais tout le temps dans les cheveux. Candida nous regardait. Carla s'en aperçut. Ça m'était égal. A elle aussi, cela paraissait être égal.
— C'est marrant, dis-je, c'est quand même marrant.
— C'est vrai, dit-elle. Pourquoi ne part-on pas ?
— Quand même, répétais-je, c'est marrant. C'est une drôle d'histoire.
— Pas tellement, dit-elle.
— On va partir, dis-je.
On s'arrêta de danser. Elle alla chercher Carla.
— Ton père doit attendre, dit-elle, il faut partir.
Carla nous regarda tous les deux d'un air étonné et peut-être un peu réprobateur, parce qu'elle avait vu que je l'embrassais. Elle dut s'en apercevoir.
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