Elle donna le bras à Carla et je marchai à côté d'elle. Je m'aperçus qu'elle était un peu plus grande que Carla, mais pas tellement plus, moins grande que moi. Cela absurdement me rassura.
Nous prîmes une petite table, la seule qui était encore libre, dans un coin, assez loin de l'orchestre. Carla fut invitée à danser presque aussitôt. Nous restâmes seuls, elle et moi. Machinalement ce soir-là encore je fis le tour des visages pour voir s'il y était. Ce fut la dernière fois. Le lendemain, j'avais même oublié qu'il existait et lorsque je le vis, sur la plage, je le reconnus à peine. Il n'était pas là. Je vis Candida qui dansait, elle ne m'avait pas vu.
— Vous cherchez quelqu'un ?
— Oui et non, dis-je.
Carla passa près de nous. Elle dansait en riant. Eolo avait raison, son danseur ne lui importait pas encore, elle dansait comme une enfant et si bien, avec une telle grâce, qu'on se sourit.
— Ç'aurait été dommage, dit-elle, de ne pas l'avoir emmenée.
Je cherchais ce que j'aurais pu lui dire, mais je ne trouvais rien. Je n'avais rien à lui dire. Candida me vit avec elle, elle aussi passa près de nous en dansant. Est-ce qu'elle s'attrista ? Je ne crois pas, elle s'étonna plutôt. A la hauteur de notre table, elle immobilisa son danseur pendant quelques secondes et se pencha vers moi.
— Elle est partie, lui dis-je.
Elle repartit danser tout en ne cessant pas de la dévisager, pour essayer de comprendre, me parut-il, ce que nous faisions ensemble.
— C'était elle que vous cherchiez ? me demanda-t-elle.
— Pas tout à fait, dis-je, c'était un jeune homme.
Elle était curieuse. Elle montra Candida.
— Et elle ?
— Hier soir, dis-je, je suis allé au bal.
Je lui demandai de danser. On se leva. Dès que je l'eus dans mes bras, sa main dans la mienne, je compris que je n'arriverais pas à danser. Je ne savais pas ce qu'on jouait, le rythme m'échappait complètement, je n'arrivais pas à m'adapter à lui, ni même à l'écouter. J'essayais. Mais je ne pus pas l'écouter plus de dix secondes. Je m'arrêtai.
— Ça ne va pas, dis-je, je ne peux pas danser.
— Qu'est-ce que ça peut faire ? dit-elle.
Elle avait une voix d'une très grande gentillesse. Personne encore ne s'était adressé à moi avec cette voix-là. Mais j'avais beau essayer, non, je n'arrivais toujours pas à danser. On nous bouscula. Elle rit. Ce n'était pas parce que je la désirais — oh non — je ne savais plus désirer une femme — non, c'était qu'elle faisait une erreur et que je ne savais pas comment l'en prévenir. Elle ne pouvait pas savoir ce qu'elle faisait, et d'une minute à l'autre, j'étais sûr qu'elle allait me découvrir et partir du bal. Mes mains tremblaient, sa forme, dans mes bras, me faisait défaillir. J'avais peur comme devant certains choix du hasard, la mort, la chance. Alors je lui parlai enfin pour la prévenir au moins de ma voix, pour me désigner au hasard. J'aurais voulu lui dire mille choses, mais je ne pus lui parler que de son yacht, le Gibraltar .
— Pourquoi ce nom, demandai-je, pourquoi Gibraltar ?
Ma voix aussi tremblait. J'eus le sentiment, après avoir posé ma question, d'être relevé d'une énorme responsabilité.
— Oh, dit-elle, ce serait trop long à vous expliquer.
Je vis, sans la regarder, qu'elle sourit.
— J'ai beaucoup de temps, dis-je.
— Je sais, j'ai entendu ce que vous disiez à Carla.
— J'ai tout mon temps, dis-je.
— Vous voulez bien dire tout votre temps ?
— Toute ma vie, dis-je.
— Je ne savais pas, dit-elle, je croyais qu'elle était simplement repartie avant vous.
— Elle est partie pour toujours, dis-je.
— Il y a longtemps que vous étiez ensemble ?
— Deux ans.
Les choses se simplifièrent. Je me mis à danser mieux et à moins trembler. Et surtout, le vin que j'avais bu me redevint d'un grand secours.
— Elle était gentille, ajoutai-je, mais on ne se comprenait pas.
— Ce matin, à table, j'ai bien vu que ça n'allait pas, dit-elle.
— On était très différents, dis-je. Elle était gentille.
Elle sourit. Pour la première fois on se regarda, très vite.
— Et vous, vous ne l'êtes pas ?
Son ton était doucement ironique.
— Je ne sais pas, dis-je. Je suis très fatigué.
Je dansais de mieux en mieux. Mes mains ne tremblaient plus.
— Vous dansez bien, dit-elle.
— Pourquoi Gibraltar ? demandai-je encore.
— Parce que, dit-elle. Vous connaissez Gibraltar ?
Nous parlâmes tout à coup avec simplicité.
— Oh non, dis-je.
Elle ne répondit pas tout de suite.
— Je suis contente, dit-elle enfin, de vous avoir rencontré.
On se sourit encore.
— C'est très beau Gibraltar, dit-elle. On en parle toujours comme de l'un des grands points stratégiques du monde, mais on ne dit pas que c'est très beau. D'un côté, il y a la Méditerranée, de l'autre, l'Atlantique. Ce sont deux choses très différentes.
— Je vois. Si différentes que ça ?
— Très différentes. Il y a la côte d'Afrique, elle est très belle, un plateau à pic dans la mer.
— Vous êtes passée souvent par Gibraltar ?
— Souvent.
— Combien de fois ?
— Je crois, seize fois. La côte espagnole, de l'autre côté, est plus douce.
— Ce n'est pas parce que c'est beau que…
— Pas seulement, dit-elle.
Sans doute jugeait-elle que notre rencontre ne valait pas la peine qu'elle me dise pourquoi.
— C'est à cause d'elle que vous avez tellement bu, au déjeuner ?
— A cause d'elle, oui, et à cause, je ne sais pas, de la vie.
La danse prit fin. On se retrouva tous les trois à la table.
— Tu es contente ? dit-elle à Carla, tu danses très bien.
— Pourtant je n'ai pas l'habitude, dit Carla.
Elle regarda Carla.
— Ça me fait de la peine de partir, dit-elle.
— Vous reviendrez, dit Carla.
Elle alluma une cigarette. Elle regarda dans le vide, distraite.
— Peut-être, dit-elle. Si je reviens, ce sera pour te voir, pour voir si tu es heureuse, si tu es mariée.
— Oh, je suis jeune, dit Carla. Puis il ne faut pas revenir pour ça seulement.
— Vous allez partir ? demandai-je.
— Demain soir, dit-elle.
Je me souvins de ce qu'avait dit Eolo : c'est une femme qui n'est pas difficile.
— Vous ne pouvez pas retarder d'un jour ?
Elle baissa les yeux, et sur le ton de l'excuse, elle dit :
— C'est difficile. Et vous, vous restez longtemps à Rocca ?
— Je ne sais pas, sans doute assez longtemps.
La danse reprit. Carla repartit danser.
— On peut toujours danser, dis-je, en attendant.
— Quoi ?
— Que vous partiez.
Elle ne me répondit pas.
— Parlez-moi de votre bateau, dis-je, du Gibraltar .
— Ce n'est pas une histoire de bateau.
— On m'a dit que c'était celle d'un homme. Il était de Gibraltar, cet homme ?
— Non. Il n'était vraiment de nulle part. Peut-être, ajouta-t-elle, que je pourrai quand même ne partir qu'après-demain.
Que m'étais-je donc imaginé ? En haute mer, avait dit Eolo, ses marins doivent lui suffire. Ma main ne tremblait plus et sa forme, dans mes bras, ne me fit plus défaillir.
— Et vous ne vivez plus avec cet homme ?
— Non.
— Vous l'avez quitté ?
— Non, c'est lui. — Elle ajouta plus bas : — Après-demain, ça ira.
— Ça dépend de qui ?
— De moi.
— Vous avez comme ça des horaires très fixes ?
— Il faut bien, dit-elle — elle sourit —, ne serait-ce qu'une question de marées.
— Évidemment, dis-je, surtout en Méditerranée.
Elle rit.
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