— Et alors, je les ai gagnés peut-être ?
— On perd toujours beaucoup de temps, dans la vie, dis-je, si on se mettait à regretter ces choses-là, tout le monde se tuerait.
Elle réfléchit, son visage était triste. Non seulement elle n'espérait plus rien, mais elle n'était plus en colère. Je ne pus supporter ce silence et je lui parlai.
— A chacune de mes vacances, dis-je, j'ai espéré qu'un miracle s'accomplirait, que j'aurais la force de ne plus retourner à l'État civil. Tu le sais.
Elle leva la tête, et de bonne foi :
— C'est vrai ? C'était la même chose l'État civil et moi ?
— Non, dis-je. Ce qui était la même chose, c'était ma vie et l'État civil. Toi, ce qu'il y avait, c'est que tu ne souffrais pas de l'État civil. Tu ne peux pas savoir ce que c'était.
— On peut s'intéresser à tout, dit-elle, même à l'État civil. Toi, le pauvre type par définition, toi le plus con des cons de tout le ministère, j'ai réussi à m'intéresser à toi pendant deux ans.
Elle le dit avec une conviction profonde sans beaucoup de méchanceté.
— J'étais le plus con de tout le ministère ?
— On le disait.
— Je me demande encore comment tu as fait, dis-je.
J'étais aussi sincère qu'elle et elle le comprit. Elle ne répondit pas.
— Assieds-toi au bord du lit, dis-je doucement, et dis-moi comment tu as fait.
Elle ne bougea pas de la cheminée.
— Je ne sais pas, dit-elle enfin, d'une voix parfaitement naturelle.
— Je n'y avais jamais pensé. Tu es très forte.
Elle me jeta un œil méfiant et elle vit que je lui voulais du bien.
— Oh non, dit-elle — elle hésita —, j'étais habituée à toi, c'est tout, et puis j'espérais…
— Quoi ?
— Que tu changerais.
Elle attendit un moment, et elle me demanda d'une voix toujours aussi naturelle :
— Le miracle dont tu parles, c'est cette femme ?
— Non, c'est que j'ai réussi à me décider à quitter l'État civil. C'est à Florence que je l'ai décidé, je ne connaissais pas cette femme.
— Mais quand tu l'as vue, elle, tu en as été plus sûr ?
— Je ne sais pas si je pouvais en être plus sûr, peut-être, c'est difficile de savoir. Elle est là avec son bateau, alors je me dis que j'ai une petite chance qu'elle m'engage.
— Les hommes qui comptent sur les femmes pour les sortir d'affaire sont des salauds, dit-elle.
— Il y en a qui le pensent, dis-je, j'ai toujours trouvé ça un peu bête. Pourquoi, au fond, le dit-on ?
— Des salauds et des lâches, continua-t-elle, sans m'écouter. Ce ne sont pas tout à fait des hommes.
— C'est possible, dis-je, après un silence, mais ça m'est égal.
— N'importe quel homme le comprendrait.
— Lorsque j'ai décidé de rester, c'était à Florence, je ne la connaissais pas.
— Et alors, tu laveras les ponts ?
— Je n'ai plus la même ambition qu'autrefois.
Elle s'affala sur le lit, éreintée. Puis, lentement, en martelant ses mots, elle dit :
— Je n'aurais jamais cru qu'un jour tu tomberais si bas.
Je ne pus rester levé. Je me recouchai.
— C'est quand j'étais à l'État civil que j'étais le plus salaud, dis-je enfin, même avec toi, tu as raison, j'étais un salaud. J'étais malheureux.
— Et moi, tu crois que j'étais heureuse ?
— Tu étais moins malheureuse que moi. Si tu avais été très malheureuse, tu n'aurais même pas pu laver mes chemises.
— Et toi, tu crois trouver le bonheur en lavant les ponts ?
— Je ne sais pas. Un bateau, c'est un endroit sans papiers, sans registres.
— Pauvre con, dit-elle, qui crois au bonheur, c'est comme pour le reste, tu n'as rien compris.
— Tu parles souvent, osai-je, du bonheur de l'humanité.
— Je crois au bonheur, dit-elle.
— Oui, dis-je, mais dans le travail et la dignité.
Elle se releva, sûre d'elle, aussi inébranlable que toujours. Je n'eus plus envie de lui répondre, de lui dire quoi que ce soit. Elle fit mine de s'en aller, puis elle s'arrêta et d'une voix fatiguée :
— C'est son fric, à cette poule, qui te fait tant d'effet ?
— C'est possible, dis-je, ça doit être ça.
Elle se dirigea encore une fois vers la porte puis, de nouveau, elle s'arrêta. Elle avait un visage sans aucune expression, nettoyé par les larmes.
— Alors, c'est vrai ? C'est fini ?
— Tu vas être heureuse, dis-je.
Mais j'étais découragé. Je ne croyais plus qu'elle le serait jamais un jour, et puis ça m'était égal qu'elle le fût ou non.
— Dans ce cas, continua-t-elle, je prends le train de ce soir.
Je ne répondis pas. Elle hésita, puis :
— C'est vrai l'histoire du yacht ? Tu comptes partir ?
— Une chance sur mille, dis-je.
— Et si elle ne veut pas de toi ?
— Ça m'est égal.
Elle avait la main sur la poignée de la porte. Je regardais seulement cette main immobile qui ne se décidait pas.
— Tu m'accompagneras au train ?
— Non, criai-je, non, fous le camp je t'en supplie.
Elle me regarda d'un œil mort.
— Tu me fais pitié, dit-elle.
Elle sortit de la chambre.
J'attendis un peu, le temps qu'une porte claque dans le silence de l'hôtel. Elle claqua, fort. Je me levai, j'enlevai mes souliers et je descendis l'escalier. Arrivé à la porte de derrière, je remis mes souliers et je m'en allai. Il devait être deux heures. Tout le monde faisait la sieste. La campagne était déserte, c'était le moment le plus chaud de la journée. Je pris le chemin le long du fleuve et je marchai en sens inverse de la mer, vers les jardins et les plantations d'oliviers. J'étais encore très saoul, je n'avais d'ailleurs pas cessé de l'être pendant tout le temps qu'on avait parlé. Une seule idée claire subsistait dans la nuit noire de ma tête, m'éloigner de l'auberge. Ma défaite avait été si totale, que j'en concevais mal les limites. J'étais un homme libre, sans femme, et qui n'avait plus aucune autre obligation que de se rendre heureux. Mais on aurait demandé à cet homme pourquoi il avait décidé de quitter l'État civil, qu'il aurait été incapable de le dire. Je venais de rompre avec le monde du bonheur dans la dignité et le travail, parce que je n'avais pas réussi à les convaincre de mon malheur. En somme, je ne tenais plus mon destin d'aucun autre que de moi-même, et désormais ma cause ne concernait que moi seul. Le vin me remontait à la tête avec la chaleur, et je me sentais redevenir saoul. A un certain moment je m'arrêtai et j'essayai dignement de le vomir. Mais je n'y réussis pas, je n'avais jamais su vomir, ni modérer mes désirs, c'était une chose qui avait toujours manqué à mon éducation et qui m'avait fait beaucoup de tort. J'essayai encore. Je n'y réussis pas. Alors je me transportai un peu plus loin. Je marchais mal, très lentement, et cet homme libre était aussi lourd qu'un mort. Dans tout mon corps, le vin circulait, mêlé à mon sang, et il fallait que je le transporte encore avec moi, encore et encore, jusqu'à ce qu'il sorte et qu'il pisse au-dehors. Il fallait que j'attende. Attendre de pisser le vin, attendre que le train parte, attendre de supporter cette liberté. Car c'était du vin de la liberté dont j'étais saoul. J'entendais mon cœur propulser cette vomissure jusque dans mes pieds brûlants d'avoir marché.
Je marchai longtemps, je ne sais pas, peut-être une heure, toujours dans les plantations d'oliviers pour mieux me cacher. Puis, comme je me retournais et que je ne voyais plus l'auberge, je m'arrêtai. Il y avait là un platane à quelques mètres du fleuve. Je m'allongeai sous son ombre. J'étais lourd, autant qu'un mort, un mort au monde du bonheur dans la liberté et le travail. Mais, l'ombre du platane était faite pour ceux-là, les morts de mon espèce. Je m'endormis.
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