Elle s'arrêta le temps qu'on rit. Puis elle continua.
— On est restés seuls tous les deux à se regarder vivre, sur le pont supérieur. Je lui ai promis de ne pas dépasser les grillages. J'étais sincère parce que de le voir en venir à ces extrémités me faisait craindre pour sa raison. Ce qui n'aurait pas arrangé les choses. Des semaines ont passé. Des mois. Je passais mon temps à lire, allongée sur ma chaise longue au soleil. Je vois cette période-là comme un long sommeil. Mais c'est pendant ce sommeil que j'ai pris des forces pour le restant de ma vie. De temps en temps, pour lui faire plaisir, je m'inquiétais soit des escales en vue, soit des latitudes, soit des profondeurs abyssales. Puis je reprenais ma lecture. J'étais de bonne foi. Je croyais que cette existence en était une, dans son genre. Mon mari aussi paraissait le croire, et sa méfiance s'endormait.
« Et puis voilà, un jour, on a dû faire escale à Shanghai précisément. C'était une question de mazout, tu penses bien que si on s'était arrêté là, c'est qu'on n'avait pas pu faire autrement. C'est là que, si tu veux, je me suis réveillée, pour toujours.
« On y est arrivé tôt dans la matinée. Nous étions déjà levés, derrière nos grillages, à lire. J'ai cessé de lire. J'ai regardé cette ville où je l'avais tant et tant cherché. De huit heures à midi je l'ai regardée. Lui, assis à côté de moi, m'a regardée la regarder. Lui aussi avait cessé de lire. A midi, je lui ai demandé la permission de descendre un peu. Il m'a dit : « Non, vous ne remonteriez pas. » Je lui ai dit qu'il n'était plus à Shanghai, qu'il n'y avait pas de crainte à avoir et que j'aurais voulu me promener une heure dans la ville, pas plus d'une heure. Il m'a dit : « Non, même s'il n'y est plus, vous ne remonteriez pas. » Je lui ai demandé de me faire accompagner par un homme du bord pour plus de sécurité. Il m'a dit : « Non, je n'ai confiance en personne. » Je lui ai demandé s'il croyait avoir le droit de m'empêcher de descendre, s'il croyait qu'il était dans les droits d'un homme, quel qu'il soit, de commettre une telle violence sur une femme, quelle qu'elle soit quant à lui. Il m'a dit que oui, qu'il ne fait que m'empêcher, et « pour mon bien », de faire une folie. Je ne lui ai plus rien demandé. Il avait l'air de souffrir, mais je voyais bien qu'il ne céderait jamais. A midi nous n'avons pas mangé. Chacun sur sa chaise longue, nous avons attendu le départ. Il voyait bien que j'avais envie de le tuer, comme c'était normal, ça lui était égal. L'après-midi est passé. Le soir est venu. Il a recouvert la ville. Nous étions toujours là à attendre le départ. Lui qui m'épiait et moi qui avais envie de le tuer. La ville s'est éclairée, elle est devenue rouge. Sa phosphorescence est arrivée jusque sur le pont où derrière nos grillages, nous la regardions. Je me souviens encore du visage de mon mari dans cette lumière. Je lui ai demandé encore une fois de descendre, même avec lui, s'il le voulait. Il m'a dit : « Non, tuez-moi, mais je ne peux pas. » Le bateau est parti vers onze heures. Ç'a été très long jusqu'à ce que la ville disparaisse dans la nuit. Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça. Sans doute parce que c'est à dater de ce jour que je suis revenue à une certaine espérance, je veux dire, que j'ai commencé à croire que je pouvais quitter mon mari, que je pourrais peut-être, un jour, mener une autre existence que celle que je menais. Laquelle ? On ne se dit jamais très clairement ces choses-là, une qui soit, comment dire ? plus distrayante peut-être. Alors, depuis ce jour affreux, ce sale crépuscule que j'avais vu descendre sur Shanghai, la vie avec mon mari m'est devenue petit à petit supportable. Il me semblait que je pouvais le quitter avec tant de facilité que le temps me paraissait court. Et pourtant j'ai encore mis trois ans à le quitter. La lâcheté, comme tu dis. Mais si on peut attendre très longtemps avant de faire ce que l'on a décidé qu'on ferait, cela ne veut pas dire que l'on n'est pas capable de le faire. Je l'ai fait, mais trois ans plus tard.
« Un an est passé, à Paris. Quand il me parlait d'avenir, je lui souriais, et comme je n'aurais sans doute pas pu lui sourire si j'y avais cru. J'étais gentille. Est-ce qu'il a pu croire parfois que j'avais oublié le marin de Gibraltar ? Peut-être. Mais il ne l'a pas cru longtemps, un an à peine.
— Puis ?
— Je l'ai revu. Deux fois. Une première fois et, quatre ans après une deuxième fois. Cette fois-là, j'ai même vécu avec lui.
— Tu n'as vraiment pas le temps de…
— Non, dit-elle, je n'ai plus le temps.
Elle se tut. Le temps devint lent, comme toujours, lorsqu'on le retrouve après l'avoir oublié. Le soleil baissait. Je fumai une cigarette. Elle regarda sa montre tout à coup, puis elle alla au bar chercher de quoi boire. Elle me tendit un verre de vin.
— C'est l'heure, dit-elle.
— C'est une drôle d'histoire, dis-je.
— Oh non, c'est une histoire comme une autre.
— Je ne parle pas seulement de la tienne, dis-je.
Elle s'effraya, puis presque aussitôt, se rassura.
— Si tu dis ça, dit-elle, c'est que tu viens…
— J'en ai bien peur, dis-je.
— Il ne faut pas, dit-elle.
— On cherche toujours plus ou moins quelque chose, dis-je, que quelque chose sorte du monde et vienne vers vous.
— Alors, dit-elle, du moment qu'il te tend la perche, que ce soit lui ou autre chose…
— C'est vrai, dis-je. Lui ou autre chose. Et même lui, ce serait tout cuit en somme, et puis, ce n'est pas tous les jours…
Elle me coupa la parole.
— On ne peut jamais savoir… commença-t-elle.
— Sois tranquille, dis-je, tout à fait, tout à fait tranquille.
— Je veux dire aussi, elle parlait lentement, on ne peut jamais savoir tout ce qui peut arriver.
— Non, dis-je, mais dans tous les cas, sois tranquille.
Elle me regarda avec un air de douter, d'hésiter.
— C'est une question de quoi ? demanda-t-elle, de quoi ?
— Le reste ?
— Oui, dit-elle, le reste, comme tu dis.
— De sérieux, non ?
Elle se détendit complètement, elle se leva en riant.
— C'est ça, dit-elle, de sérieux. Si on le veut, on l'est, non ?
— Il suffit de le vouloir, dis-je.
— Alors, tu pars ?
On entendait déjà le ronflement du moteur. Les marins larguaient les voiles.
— Je pars, dis-je.
Elle fut très différente de la veille tout à coup. Un peu comme si nous allions avoir beaucoup de plaisir ensemble sur ce bateau, mais seulement du plaisir. Elle sortit du bar et alla parler à ses marins. Je l'entendis les presser gentiment de partir. Puis elle revint.
— On va envoyer quelqu'un payer Eolo, dit-elle, et prendre tes affaires.
— Pour une fois, dis-je en riant, je tiendrais à les laisser.
— C'est un peu bête.
— Je sais. Si tu veux, on peut dire à Eolo de garder ma valise.
Elle s'en alla encore.
Il était sept heures. Je restai seul dans le bar jusqu'au départ du bateau. Une demi-heure. Il leva l'ancre lorsque la nuit tombait. Je sortis du bar et je m'accoudai au bastingage. Je restai là longtemps. Peu après le départ, Carla arriva en courant sur la plage. On vit sa petite forme sombre agiter un mouchoir. Puis on s'éloigna, et vite, on ne la distingua plus très bien. Puis, plus du tout. L'embouchure de la Magra coupa la plage en deux. Les montagnes de marbre surplombèrent tout le paysage de leur masse éblouissante. Pendant un long moment encore.
Elle passa derrière moi, souvent. Mais pas une seule fois elle ne vint me rejoindre près du bastingage. Chaque fois qu'elle passa, je me dis qu'il aurait peut-être fallu que je me retourne et que je lui dise quelque chose. Pourtant je ne pus m'y décider. Une fois elle parla, très près de moi, avec deux marins, d'un certain horaire.
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