— Ça va ? Tu t'es bien baigné ?
— Ça va.
Elle me sourit et me répéta presque mot pour mot ce qu'elle m'avait dit ce matin, que cette nuit elle m'avait cherché dans tout l'hôtel, que je m'étais levé une heure après elle, que le vieil Eolo lui avait dit que j'étais allé le voir en pleine nuit pour lui demander une autre chambre (il ne lui avait pas dit que j'étais allé au bal), qu'elle n'avait pas osé me réveiller, etc. Elle n'avait pas tant parlé depuis trois jours. Le bain, pensais-je. Je regrettais de l'avoir emmenée à Rocca. A propos de la chambre, je lui dis ce que je ne lui avais pas dit le matin, que mon anniversaire m'avait donné une insomnie, et que le soir de son anniversaire, quelquefois, on avait besoin d'être seul. « Mon pauvre chéri, s'écria-t-elle, et moi qui n'y ai pas pensé à ton anniversaire ! » Le bain, le bain. Il fallait que je lui parle aujourd'hui même. Elle portait, je me souviens, un maillot bleu un peu passé de couleur et de forme, que je lui connaissais déjà pour l'avoir vu à La Baule l'année précédente. Était-ce la canicule qu'elle avait affrontée à Florence ? Malgré son excellente humeur, je la trouvais maigrie, fatiguée.
— Viens te baigner, dit-elle.
J'avais marché dans un chemin sans ombres pour venir jusque-là, mais mon bain dans la Magra avait été très long et il m'avait assez rafraîchi pour que je puisse encore supporter le soleil de la plage. Non, je ne voulais pas me baigner tout de suite. Elle s'en alla reprendre une partie de ballon qu'elle avait abandonnée lorsque j'étais arrivé. Elle jouait avec un jeune homme et elle criait, elle riait, et elle se donnait beaucoup de mal pour me faire croire qu'elle s'amusait. Elle jouait mal et tout en regardant sans cesse de mon côté. Je regardais au loin, les yeux à moitié fermés, mais je la voyais quand même. Ce n'était que lorsqu'elle me tournait le dos que j'osais regarder le yacht. Il était d'une éblouissante blancheur. C'était impossible de le regarder longtemps, il cinglait les yeux comme un fouet. Pourtant je le regardais jusqu'à la limite de mes yeux, jusqu'à ne plus le voir. Alors seulement je les fermais. Je l'emportais dans mon obscurité. Il m'emplissait d'une torpeur écrasante. C'était un trente-six mètres à deux ponts. Ses coursives étaient peintes en vert. Il avait un gréement pour les mers calmes. Vraiment, c'était si douloureux de le regarder que j'aurais pu croire que mes yeux pleuraient. Mais je m'étais sans doute suffisamment empoisonné la vue, la vie jusque-là, pour aimer les brûlures de ce genre. De temps en temps, des hommes passaient sur les ponts. Ils allaient et venaient entre les coursives et le pont avant. Son mât de pavillon était nu. C'était très rare qu'on ne le hissât pas. Était-ce par simple négligence ? Sur son flanc, en lettres rouges était écrit son nom : Gibraltar . Jacqueline passait en courant entre lui et moi, mais, vite, elle ne me gêna plus. Mais comme sa blancheur était impitoyable. Immobile, ancré dans la mer bleue, il avait le calme et l'arrogance d'un rocher solitaire. Elle y vivait toujours, m'avait-on dit, toute l'année. Mais je ne voyais toujours pas parmi les marins de silhouette de femme.
Le yacht sur la mer ne fit plus aucune ombre. La chaleur était terrible. Il ne devait pas être loin de midi. Jacqueline cessa de jouer au ballon, elle cria qu'elle n'en pouvait plus et elle plongea dans la mer. Je me rappelai alors la promesse que je m'étais faite dans le fleuve, mais ce fut la dernière fois de ma vie. Sitôt après, était-ce le soleil ? je ne pensais plus à parler à Jacqueline, mais à rentrer et à prendre un apéritif. J'en prendrai un, me dis-je, avec le vieil Eolo. Sitôt que je l'eus, cette idée me parut être la meilleure que j'eusse eue depuis longtemps. Je cherchais longuement de quel apéritif j'avais envie et je les passais tous en revue. Cela m'occupa beaucoup, profondément. Finalement, j'hésitai entre le pastis et la fine à l'eau. Le pastis, c'était la boisson par excellence que sous ce soleil-là il fallait s'envoyer dans l'estomac. La fine à l'eau, à côté, était, oui, nocturne. Et on ne pouvait bien voir se troubler, s'iriser, se lactifier un pastis qu'à la lumière du soleil. La fine à l'eau, c'était fameux, mais l'eau vous faisait toujours un peu regretter la fine. Tandis qu'on ne pouvait pas regretter le pastis qui ne se buvait pas sans eau. J'allais m'en envoyer un à ma propre santé. Mais alors que je ne faisais encore qu'y penser, à ce pastis, une étrange idée me vint. Celle des cuivres. Pourquoi ne ferais-je pas les cuivres sur ce bateau-là ? Je la chassai et repensai au pastis. Ah ! qui n'a pas eu envie d'un pastis après un bain de mer pris en Méditerranée ne sait pas ce que c'est qu'un bain de mer pris le matin en Méditerranée. Et les cuivres, tu sais les faire ? Qui ne le sait pas ? Non, qui n'a pas connu la force de cette envie de pastis sous le soleil, après le bain, n'a jamais senti l'immortalité de la mortalité de son corps. Mais tout à coup je fus inquiet. Je n'avais jamais aimé le pastis. J'avais essayé deux ou trois fois d'y goûter, mais sans beaucoup de plaisir. Je lui avais toujours préféré la fine à l'eau. Qu'est-ce qui me prenait d'avoir envie d'un pastis sans y avoir une nouvelle fois goûté depuis que je ne l'aimais pas ? Encore une fois, qu'est-ce qui m'arrivait ? J'ai attrapé une insolation, dis-je, pour essayer de m'expliquer à la fois ce goût nouveau et le plaisir disproportionné que je me promettais d'y prendre. Je remuais la tête dans tous les sens pour la rafraîchir et essayer de me comprendre. Comment sait-on qu'on est en train de devenir fou par insolation ? A part cette envie — et celle des cuivres — je n'avais rien d'anormal, je me sentais très bien. Il faut te calmer, me dis-je. Je me recouchai sur le sable. Mais Jacqueline qui sortait de l'eau, alertée par ma bizarre attitude, arriva près de moi.
— Qu'est-ce qui t'arrive encore ? me demanda-t-elle, elle aussi.
— Rien, dis-je, c'est le soleil qui me gêne un peu. Je crois que je vais aller boire un pastis.
— Un pastis ? Tu n'as jamais aimé le pastis. Elle devint agressive. Tu vas encore te remettre à tes apéritifs.
— Le premier homme de l'âge moderne, dis-je, est celui qui, le premier, a eu envie de quelque chose comme d'un apéritif.
Elle me regarda attentivement.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? répéta-t-elle.
— Celui qui par un beau matin, plein de force et de santé, est revenu de chasser pour retrouver sa petite famille et qui au moment de rentrer dans sa case et d'y retrouver son bonheur, s'est mis à humer l'air verdoyant des forêts et des rivières et à se demander ce qui pouvait bien lui manquer, alors qu'il avait femme, enfant et tout ce qu'il fallait et qui a rêvé d'un apéritif avant qu'on l'invente, celui-là, c'est le vrai génial Adam, le premier vrai traître à Dieu et notre frère à tous.
Je me tus, épuisé.
— C'est pour me raconter ça que tu m'as fait venir à Rocca ? — Elle se reprit. — Crois-moi, tu ne devrais pas rester au soleil.
— Ce ne fut pas la pomme de l'arbre que le serpent désigna, ce fut celle pourrie qui était tombée par terre. Notre Adam à nous s'est penché sur la pomme pourrie, l'a humée et elle lui plut. Dans la pomme pourrie, dans l'acide fermentation bulleuse et véreuse de la pomme à calvados, il découvrit quoi ? — l'alcool. Il en eut besoin parce qu'il était intelligent.
— Crois-moi, supplia Jacqueline, tu devrais te tremper dans l'eau.
— Tu crois vraiment ? demandai-je.
Je courus à la mer, plongeai et ressortis aussitôt. L'envie de pastis résista. Je n'en dis rien à Jacqueline.
— Ça va mieux ?
— Ça va, dis-je, je rigolais, c'est tout.
— Ça ne t'arrive pas souvent, dit-elle, j'étais inquiète. Ils disent tous que le soleil est terrible.
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