Je l'écoutais moins bien, je regardais le bal. C'était peut-être ce qu'il fallait que je fasse, en fin de compte, y aller.
— Je crois que c'est parce que elle, continuait Eolo, elle ne pense pas au mariage, mais seulement à danser. Et les autres non, elles pensent au mariage. Et ces choses-là, les hommes les savent toujours.
— Toujours, dis-je, ça oui, toujours.
— Il n'y a pas que les hommes, dit-il, tout le monde préfère la Carla.
Il me parla de l'Américaine qui, elle aussi, préférait Carla à ses filles.
— On m'a déjà parlé de cette Américaine, dis-je, le chauffeur de la camionnette. Vous la connaissez vous aussi ?
Bien sûr qu'il la connaissait. Elle prenait ses repas à la trattoria, oui. Elle aimait la cuisine que faisait sa femme — cette cuisine, il fallait dire, était la meilleure de la plaine. Demain, je la verrais à la trattoria. Il ne me dit pas, lui, qu'elle était belle parce que sans doute ça ne l'intéressait plus du tout qu'elle le fût ou non, et que peut-être sa vue baissante ne lui permettait plus d'en juger. Mais il me dit qu'elle était très gentille. Et aussi qu'elle était très riche. Et seule. Elle était venue se reposer ici. Il me dit qu'elle avait un yacht mouillé du côté de la plage. Oui, je l'avais vu. Un beau yacht, il comptait sept hommes d'équipage. Elle ne voyageait pas pour son plaisir. On disait qu'elle essayait de retrouver quelqu'un, un homme qu'elle avait connu autrefois. Un drôle d'homme. Une drôle d'histoire. Mais ce qu'on disait…, ce qu'il y avait de plus sûr, c'était qu'elle était très gentille.
— Aussi simple que la Carla. Elles s'entendent bien. Quelquefois elle l'accompagne au puits.
De temps en temps elle dînait avec des marins de son yacht. On n'avait jamais vu ça. Ils la tutoyaient, ils l'appelaient par son prénom.
— Et elle est toute seule ? dis-je, vous êtes sûr, sans un homme avec elle ? On dit qu'elle est belle.
— Puisqu'elle cherche cet homme, elle ne peut pas avoir un autre homme, non ?
— Je veux dire, dis-je, en attendant celui qu'elle cherche, si elle passe sa vie à le chercher…
Il parut un peu embarrassé pour parler de ces choses.
— C'est-à-dire, elle n'a pas un homme avec elle, je veux dire, toujours le même, ça c'est sûr. Mais ma femme, vous savez comment elles sont, les femmes, elle dit qu'elle n'est pas sans hommes, qu'elle n'est pas sans avoir des hommes de temps en temps.
— Les femmes voient bien ces choses-là.
— Elle dit, ça se voit tout de suite, c'est une femme qui ne peut pas se passer des hommes. Elle le dit sans méchanceté, c'est le contraire, elle aime beaucoup cette Américaine-là, elle l'aime la même chose que si elle était pauvre.
— Ces choses-là se voient, dis-je, en général. En somme, c'est une femme qui n'est pas difficile.
— Si on veut, dit-il en jetant un regard de côté, on peut dire comme ça, c'est une femme qui n'est pas difficile. Ma femme dit que en mer ses marins, ça suffit pour elle.
— Je vois, dis-je. C'est une drôle d'histoire.
On n'eut plus rien à se dire. Il me conseilla d'aller au bal. Il pouvait me conduire dans sa barque si je voulais. J'acceptai. Il me parla encore du fleuve. Puis un peu avant d'arriver, il me reparla encore du bal et de ses filles. J'allais les y voir ses filles, me dit-il avec un sourire que je pris pour un aimable avertissement. Au fond, ajouta-t-il, si elles ne devaient pas y trouver de maris, dans ces bals, elles s'y amusaient, c'était toujours ça de pris, la vie n'était pas si gaie. Et puis — il s'énerva — il n'y avait pas de raison, pourquoi ne trouveraient-elles pas de maris comme les autres ? Qui organisait ces bals, demandai-je. La municipalité de Sarzana, c'était même la seule bonne initiative de cette mauvaise municipalité. Les ouvriers de La Spezia y venaient et c'était avec eux que les filles du pays se mariaient en général. Il me laissa sur la rive. Je lui offris une cigarette. Il repartit surveiller sa Carla.
*
Le bal était près du fleuve, sur un plancher posé sur pilotis. Il était entouré d'une barrière en roseaux sur laquelle pendaient des lanternes vénitiennes. Les gens dansaient aussi dehors, sur un petit terre-plein, face à l'entrée. J'hésitai, puis comme dehors il n'y avait pas de chaise, je montai. Je fis le tour des visages pour voir si je ne le reconnaissais pas, on ne savait jamais, il était peut-être arrivé plus tôt de Pise cette semaine. Mais non. Il n'était pas arrivé plus tôt. Et même, aucun ne lui ressemblait. Une nouvelle fois la fatigue me terrassa. Je m'assis à une table où il y avait quatre verres de limonade et j'attendis pour aborder une fille que la danse se terminât. Il y en avait beaucoup de filles, il y en avait bien pour une vingtaine d'hommes seuls dans mon état. Il fallait que je retrouve vite quelqu'un à qui parler encore. La danse, une samba je crois, se termina, mais on enchaîna tout de suite sur une autre danse. Personne ne s'assit. Je me promis, à la fin de cette danse-là, d'aborder une fille. Il le fallait. Et une fille précisément. J'en avais bien une, de l'autre côté du fleuve, seule dans une chambre de l'auberge, mais celle-là ne pouvait plus m'en tenir lieu. C'était une femme qui n'était pas si différente de celle que tout à l'heure j'allais aborder, sauf en ceci, qu'elle ne pouvait plus, mystérieusement, m'en tenir lieu. C'était à Vichy qu'elle avait été nommée, et que je l'avais connue. Je l'avais regardée du coin de l'œil pendant trois jours. Puis il m'était venu une idée, une de ces idées, que dans ce temps-là, j'avais quelquefois. Je m'étais dit : comme il y a six ans que j'attends de sortir de ce bordel et que je suis bien trop lâche pour en sortir tout seul, je vais violer cette rédactrice, elle criera, on l'entendra, et je serai révoqué. Un samedi après-midi, on était de permanence seuls tous les deux, je l'avais fait. Je l'avais mal fait. Elle devait beaucoup attendre un homme. Ça avait commencé par être une habitude du samedi après-midi, puis deux ans étaient passés. Je n'avais plus pour elle le moindre désir. Je n'avais jamais pu faire en sorte qu'elle me plaise. Je sens bien pourtant que j'étais fait comme les autres, pour aimer le monde entier. Pourtant, je n'ai jamais pu faire en sorte qu'elle le rejoigne et que je l'aime à son tour. Sans doute faut-il accepter ces injustices-là. Demain j'allais la faire souffrir. Elle pleurerait. C'était une prévision aussi inéluctable que celle du jour qui se lèverait. J'étais aussi totalement impuissant à l'en empêcher qu'à l'aimer. Ses larmes la pareraient d'un charme nouveau, le seul qu'elle aurait peut-être jamais eu pour moi. Il fallait me méfier. Les femmes qui dansaient me la rappelaient déjà avec une force nouvelle. Elle était seule dans la chambre, endormie, ou réveillée et se demandant où j'étais, je ne savais pas. Je l'avais laissée venir à Rocca, et je ne lui avais rien dit encore, depuis quatre jours, de ma décision. En doutais-je donc ? Non, il me semblait bien que non. Demain, elle pleurerait et, j'en étais sûr, de quelque façon que je lui parle. Son refus serait total. Elle repartirait couverte de ses larmes et moi je resterais là. Jusque dans son dernier moment, notre couple resterait illusoire. Il me vint un regret un peu fou sans doute, de ne pas l'avoir emmenée au bal. En dansant, qui sait ? on peut peut-être mieux parler, mieux se faire comprendre. Je l'aurais serrée très fort dans mes bras : « Je reste à Rocca, je n'en peux plus. Cette séparation est nécessaire, tu le sais aussi bien que moi. Nous formions un mauvais couple, nous mourions de faim au milieu de la richesse du monde. Pourquoi nous être traités si mal ? Ne pleure pas. Vois comme je te serre dans mes bras. Je pourrais presque t'aimer. C'est cette séparation qui fait ce miracle. Essaye de comprendre comme elle est nécessaire. Et alors nous nous comprendrons enfin tous les deux — comme n'importe qui peut toujours comprendre n'importe qui. »
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