— Et elle doit être sérieuse, poursuivit-elle, et elle, elle ne doit pas vous tromper. Celles-là, ce sont les pires de toutes, les femmes sérieuses. Ce ne sont pas tout à fait des femmes.
Elle me dit qu'elle avait soif et qu'il fallait boire un peu. On s'arrêta de danser. Le chianti qu'on nous servit au bar était tiède, mais elle ne parut pas s'en apercevoir. Elle aimait boire.
Je la regardai pour la première fois. Elle avait un visage assez banal aux traits un peu flous, un corps vigoureux, de très beaux seins. Elle devait avoir dans les vingt-cinq ans. Après avoir bu le chianti on dansa encore.
— Et vous ? demandai-je.
— Je suis vendeuse, dit-elle, à Sarzana. Je viens danser ici le soir. Je suis mariée avec un marin. Il y a longtemps que c'est fini entre nous, mais en Italie on ne peut pas divorcer. C'est très cher, il faut aller en Suisse. J'ai essayé d'économiser pour ça pendant trois ans, mais j'y ai renoncé. Il me faudrait quinze ans pour y arriver. Je prends la vie comme elle vient.
Notre table fut prise. On se tenait debout avec d'autres, près du pick-up. On joua la fameuse samba. Aimait-elle cet air ? Elle l'aimait. Il était à la mode, cette année, dans toute l'Italie du Nord et tout le monde le chantait. Elle me plaisait cette fille. Je lui demandai son nom.
— Candida, me dit-elle, comme si c'était un nom pour moi. Elle rit.
— Tu as beaucoup d'amants ?
— J'en ai suffisamment. Je serai toute ma vie vendeuse et mariée à ce marin, alors… Ce que je regrette c'est les enfants, c'est tout.
— Quand il y en a un qui te plaît plus que les autres, tu le gardes ?
— Je fais tout pour le garder.
— Tu supplies ? Tu pleures ?
— Je supplie, je pleure, dit-elle en riant. Mais il arrive que ce soit l'autre aussi qui supplie.
— J'en suis sûr, dis-je.
On dansa encore une heure tout en bavardant puis, au milieu d'une danse, je l'entraînai dehors.
Quand je la quittai la lune était couchée, il faisait nuit noire. Elle s'endormit à moitié sur la berge du fleuve.
— Je me couche tard, me dit-elle, et le matin je me lève tôt, et je travaille toute la journée. Alors, ça me donne sommeil.
— Je vais rentrer, dis-je, il ne faut pas que tu t'endormes.
Elle dit qu'elle avait sa bicyclette par là et qu'elle allait rentrer. Je lui dis que j'essaierais de la revoir, elle accepta, elle me donna son adresse à Sarzana.
Je rentrai avec le passeur. Eolo se promenait toujours. Il aurait bien voulu qu'on bavarde encore mais j'avais sommeil. Je lui demandai une chambre à un lit pour moi tout seul. Il ne s'étonna pas outre mesure. En montant je passai devant la chambre de Jacqueline : aucune lumière ne filtrait au-dessous de la porte. Elle dormait toujours.
Le lendemain je me réveillai tard. Jacqueline m'attendait en bas sous la tonnelle. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Elle savait par Eolo que j'avais changé de chambre dans la nuit. Je lui donnai une brève explication. La chaleur, lui dis-je, à deux dans la chambre on étouffait et je ne pouvais pas dormir. Elle eut l'air de se contenter de mon explication. Nous prîmes le petit déjeuner ensemble. Elle était changée, presque de bonne humeur. Au fond, ce n'est pas une mauvaise idée d'être venus ici, on se reposera. Je ne relevai pas l'ironie de la chose. Je lui dis que j'allais me baigner dans la Magra. Quelle idée quand il y a la mer à côté, me dit-elle. Je ne l'invitai pas. Elle partit sur la plage et elle me fit promettre de l'y rejoindre après mon bain dans la Magra. Je le lui promis.
Il faisait presque aussi chaud qu'à Florence. Mais ici, ça n'avait pas d'importance. Je me baignai longtemps. Eolo m'avait prêté une barque, de temps à autre je sortais de l'eau et je me reposais dedans, allongé sous le soleil. Puis je plongeais de nouveau. Ou encore je me promenais. Mais c'était dur de ramer, le courant était fort. Pourtant je réussis une fois à aller sur l'autre rive sans trop dériver vers l'embouchure. Je reconnus l'emplacement du bal, complètement désert, et un peu plus loin, l'endroit où nous nous étions arrêtés avec Candida. Il y avait très peu de maisons qui donnaient directement sur le fleuve, mais surtout des vergers entourés de palissades. Devant chacun d'eux il y avait un petit ponton privé et des barques que des paysans chargeaient de fruits. A mesure que la matinée passait la circulation devenait plus intense. La plupart des barques chargées allaient vers la mer. Leurs chargements étaient recouverts de bâches à cause du soleil. La Magra devait être tout aussi admirable qu'il l'avait dit. Ses eaux étaient claires, si tièdes qu'on aurait pu dormir dedans. Mais après une semaine passée en haut des immeubles de Pise, sous un soleil d'enfer on devait sans doute encore mieux l'apprécier que moi. Je n'avais à me reposer de rien, que d'un mauvais passé, de mensonges et d'erreurs. Il suffisait que je sorte un peu longuement de l'eau pour que de nouveau, il me soulève le cœur et pour que je doute de l'avenir. Dans l'eau, au contraire, je l'oubliais, les choses me paraissaient plus faciles, j'arrivais à imaginer des avenirs acceptables, et même heureux. Ça m'avait fait du bien d'aller au bal. Il fallait continuer. Avoir d'autres copains que lui, d'autres filles. La nouveauté de Candida m'avait bouleversé, elle s'en était étonnée, elle m'avait dit : mais il faut que tu la quittes, il faut que tu la laisses partir. Il le fallait. Je devais me répéter inlassablement qu'on ne pouvait pas, qu'on ne devait pas vivre comme j'avais vécu jusque-là. Je devais me tenir à la simplicité de cette résolution pratique, à cette méthode, ne la contester en faveur d'aucune considération, aucune. Il fallait, dans la vie, tôt ou tard, en arriver là. En Italie, on devait pouvoir trouver plus aisément encore qu'ailleurs des gens prêts à vous parler, à passer du temps avec vous, à perdre du temps avec vous. Je nageais tout en me répétant ce credo, en me le ressassant et je me promis, raisonnablement, si je n'arrivais pas à changer ma vie, de me tuer. Ce n'était pas difficile, je choisis entre deux images : me voir monter dans le train ou me voir mort. Je choisis de me voir mort. Les yeux de celui qui montait dans le train me faisaient en effet plus peur encore que ceux fermés du mort. Une fois cette promesse faite, le fleuve devint une des choses délicieuses du monde, comme le sommeil, le vin, comme son amitié.
L'heure vint de rejoindre Jacqueline sur la plage. Peut-être qu'une fois de plus je n'y serais pas allé si je ne m'étais pas souvenu tout à coup de l'Américaine. J'eus envie de la voir, une envie légère, que dix jours avant j'aurais essayé de surmonter, mais que je ne voulais plus surmonter. Évidemment il n'était pas question pour moi de connaître cette Américaine, mais seulement de la voir. Ce n'était pas tant ce qu'on m'avait dit de sa beauté qui m'en donnait envie, mais plutôt le peu qu'on m'avait dit de l'existence qu'elle menait. Et puis, j'avais toujours aimé les bateaux. Alors, même si je ne la voyais pas, je verrais toujours son yacht. Tout le monde, à cette heure-là, devait être à la plage. Encore et encore, je voulais oublier qu'il me fallait parler à Jacqueline.
Je ramenai la barque à Eolo et je partis pour la plage.
Je vis immédiatement qu'elle n'y était pas. Comme ils m'avaient tous dit, sauf Eolo, qu'elle était très belle, il était facile de voir qu'il n'y avait sur la plage aucune femme qui aurait pu être cette Américaine. Il n'y avait là que quelques baigneurs qui étaient pour la plupart des clients de l'hôtel et que j'avais déjà vus le matin au petit déjeuner. Mais son yacht y était ancré à deux cents mètres de l'embouchure, très exactement en face de l'endroit où les gens se baignaient. Dès que Jacqueline me vit arriver, elle courut vers moi.
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