Je me disais ces beaux discours avec une telle force que je ne voyais plus les filles du bal. Mais tout en sachant qu'en face d'elle, de ses yeux aveuglés de larmes imbéciles, je ne les tiendrais pas. C'était en somme, comme si pour moi, la chose était entendue, et ils me venaient à l'esprit comme parfois, certaines imaginations devant l'irréductible injustice de la vie, la mort.
La samba prit fin.
Quatre jeunes filles vinrent s'asseoir à la table où j'étais déjà. J'en choisis une qui me regardait, très vite. La danse recommença, un blues cette fois, mal joué. Je l'invitai à danser. Il y avait quand même une question que je devais lui poser.
— Vous n'êtes pas la fille d'Eolo qui tient l'auberge de l'autre côté du fleuve ?
Elle ne l'était pas.
— Je suis content de vous avoir trouvée, dis-je, je suis tout seul.
Elle paraissait flattée. J'étais le seul Français du bal.
— Quand vous êtes entré j'ai vu tout de suite que vous cherchiez une jeune fille avec qui passer la soirée, dit-elle.
Je ne la contredis pas.
— Je suis seul. Je suis arrivé aujourd'hui.
— Je vois. Tout seul en Italie ?
— Oui, dis-je.
Plus seul encore que si elle n'avait pas été de l'autre côté du fleuve, seule, elle aussi dans la chambre. Plus seul qu'elle. Plus seul sans doute que si je l'avais aimée. La séparation d'avec quiconque n'est jamais naturelle. J'avais vécu avec elle des grands jours d'horreur. Je savais que je ne la remplacerais jamais. Et que, envers et contre tout, notre couple abstrait, désolé, notre erreur, en somme, était désormais vraie.
— Moi, dit la fille, je n'aime pas ça, d'être seule.
— C'est-à-dire que je ne le suis pas comme on pourrait le croire. J'ai une femme avec moi. En ce moment, elle dort à l'auberge. Nous allons nous quitter.
La danse prit fin. Nous nous assîmes l'un près de l'autre, près du bar. Elle était sérieuse.
— Ça fait toujours de la peine, dit-elle.
Elle brûlait d'envie de me poser des questions, mais discrètement elle attendait que je parle. Ça devait être une fille passionnée par ce genre d'histoires.
— Elle est gentille, la renseignai-je, elle est jolie. Je n'ai rien de bien sérieux à lui reprocher. Nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre, c'est tout. Des choses qui arrivent tous les jours.
Lorsqu'il sera retourné à Pise, pensais-je, je resterai à Rocca chez le vieil Eolo. J'irai à Sarzana regarder passer les trams. Pour commencer, pendant quelques jours c'était ce que j'allais faire. Je ne voulais rien envisager de plus lointain. L'été battait son plein, je ne devais pas le quitter. Je ne devais rentrer en France que lorsqu'il se terminerait. Pas avant. J'avais besoin pour le moment d'une chaleur torride qui me clouerait là où je me trouvais et qui aurait raison de mes dernières raisons de douter. De douter par exemple qu'il faille écrire à l'administration coloniale pour ma retraite proportionnelle. C'était une lettre difficile à faire, et ici, le soleil, l'été, le fleuve me décourageraient de la faire. Ailleurs, je n'aurais pas été sûr, un beau soir, de ne pas la faire. Dans deux jours nous ferions de la pêche sous-marine. Pendant deux jours. Ensuite, je l'attendrais jusqu'à l'autre samedi. Je connaissais le vieil Eolo à Rocca. Je devais rester là où je connaissais quelqu'un. Je ne devais plus rester seul, plus jamais, plus jamais cette abomination, ou alors tout pouvait arriver. Je me connaissais bien, j'étais faible, capable de toutes les lâchetés.
— Vous ne parlez pas beaucoup, dit la jeune fille.
— Forcément, dis-je, je suis un peu ennuyé à cause de cette histoire.
— Je comprends. Elle le sait que vous allez la quitter ?
— Je le lui ai dit, une fois. Mais sans doute ne l'a-t-elle pas cru.
A Rocca, avec l'été. Il m'aiderait beaucoup. Je me méfiais de moi comme de la peste. Ça me servait enfin à quelque chose d'avoir eu pendant des années la réputation d'un incurable velléitaire.
— C'est toujours comme ça, dit la jeune fille, on ne veut pas le croire. Peut-être que vous le lui avez dit souvent sans avoir le courage de le faire.
Je trouvais naturel de lui en parler. Tout le monde pouvait juger de ce qui m'arrivait, de ma situation si difficile. D'ailleurs je n'avais rien d'autre à dire à personne, même à une femme, que mon histoire.
— Non, dis-je, j'y pense depuis deux ans, depuis que je l'ai connue, mais c'est la première fois que je le lui dis.
— Dans ce cas, elle devrait le croire.
— Elle ne le croit pas.
Elle réfléchit. Ce qu'il y avait de plus sérieux pour elle, dans la vie, c'étaient les histoires d'amour.
— Alors, qu'est-ce qu'elle peut bien croire d'autre ?
— Elle croit que c'est une façon de parler.
Elle réfléchit encore.
— Peut-être quand même que vous n'allez pas le faire, dit-elle. Quand même, elle doit vous connaître.
— Quoi ?
— Eh bien, la quitter.
— Jusqu'à la dernière minute, bien sûr, on ne peut pas savoir, mais je crois que je le ferai.
Elle se tut encore longuement, tout en me regardant attentivement.
— C'est curieux, dit-elle enfin. Puisque vous n'en êtes pas aussi sûr que vous le dites, moi je crois que vous le ferez peut-être.
— Moi aussi je le crois, je ne sais pas très bien pourquoi, mais je le crois. Pourtant je n'ai jamais pris de décisions semblables dans ma vie, de décisions sérieuses, je n'y suis jamais arrivé.
— D'abord, dit-elle, poursuivant son idée, vous savez qu'on ne peut jamais être sûr qu'on va faire une chose qu'on s'est promis de faire. Ensuite vous avez l'air très calme, vous allez voir, vous allez le faire.
— Je le crois. Au fond, c'est très simple. Elle, pour commencer elle fera ses valises et je la regarderai les faire, puis elle prendra le train et je regarderai le train partir. Ce que je veux ne me demande même pas de bouger le petit doigt. Je n'ai qu'à me dire tout le temps, ne bouge pas, ne bouge pas. C'est tout.
Elle vit tout. Elle me vit dans la chambre, elle vit les valises, le train, tout. Et finalement, elle dit :
— Vous ne pouvez pas rester dans la chambre pendant qu'elle fait ses valises, ça, vous ne le pouvez pas, il faut sortir pendant qu'elle les fait.
— C'est vrai, dis-je, les valises, c'est une chose épouvantable, puis on les fait toujours très tôt, surtout quand on est en colère.
— Oui, puis il y a des fois, dit-elle, où on ne les fait pas pour s'en aller, mais pour faire peur à l'autre. Les femmes, toutes les femmes ont fait leurs valises pour rien une fois dans leur vie. On les fait pour qu'on vous retienne.
— C'est une femme courageuse, elle, elle les fera pour de bon.
— Je vois, dit-elle après un silence, de quel genre elle doit être.
— Je n'irai pas dans la chambre, dis-je, vous avez raison. J'avais pensé que je pourrais me baigner dans la Magra, y rester à faire la planche — pendant trois jours s'il le fallait, si par exemple pendant trois jours, elle espère que je repartirai avec elle.
Elle sourit.
— C'est sûr, dit-elle, qu'il faut que vous la quittiez.
Sans doute eût-elle aimé qu'on en parle encore, mais elle vit que moi, tout à coup, je n'en parlais plus si facilement.
— Si on dansait, dit-elle.
Elle se leva et je la suivis. Elle dansait bien. On dansa un moment sans se parler. C'est elle qui reprit.
— C'est drôle, dit-elle, dans ces histoires-là, je suis toujours pour les hommes contre les femmes, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que les femmes aiment tout garder, les bons et les mauvais hommes. Elles ne savent pas vouloir changer.
— Je lui ai fait une vie difficile, dis-je, je suis sans gentillesse aucune avec elle.
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