Lise faisait un effort surhumain pour parler, pour traduire la pensée qui tourbillonnait avec une violence de tempête dans son cerveau. Et cette pensée, c’était:
– Nous avons été trouvées la même nuit, au même endroit, nous avons le même âge… L’une de nous deux s’appelle Valentine d’Anguerrand… MAIS LAQUELLE DE NOUS DEUX?…
Il y avait dans son regard une joie si intense que Marie Charmant murmura:
– Oh! la malheureuse! Elle devient folle! Il faut que j’appelle au secours!…
Et cette joie qui étincelait dans les yeux de Lise, tandis qu’il lui était impossible d’articuler un mot, cette joie terrible, d’une mortelle douceur, d’un infini ravissement, venait de cette autre pensée qui heurtait de ses ailes la tête endolorie de Lise:
– Si je ne m’appelle pas Valentine d’Anguerrand, je puis aimer Gérard! Et lui peut m’aimer, puisqu’il ne m’a abandonnée que parce qu’il me croyait sa sœur!… Et j’ai, moi, la conviction absolue, la croyance indéracinable que celle de nous deux qui s’appelle Valentine d’Anguerrand… CE N’EST PAS MOI!…
À ce moment, la porte du galetas s’ouvrit doucement, sans bruit… Une ombre noire se dressa, demeura immobile, avec un ricanement silencieux au coin des lèvres… Et derrière cette forme sinistre, funèbre, sur l’étroit palier, se profilait une forme violente, massive, des épaules énormes, un cou de taureau, une tête de brute avec des mâchoires de dogue…
– Parlez-moi, balbutiait Marie Charmant agenouillée. Mon Dieu, mais c’est terrible… je vous ai juré de ne rien dire à personne de votre situation… il vous faut pourtant du secours!…
À cet instant précis, une main sèche et dure s’abattit sur son épaule.
D’un bond, elle fut debout, et demeura pétrifiée:
– La Veuve!
– Biribi, dit tranquillement La Veuve, je t’ai promis de te donner celle que tu aimes. Prends la bouquetière et emporte-la, elle est à toi!…
Elle s’effaça, et derrière elle apparut la silhouette monstrueuse du bandit. Terrorisée, frappée de stupeur, Marie Charmant essaya pourtant de reculer en bégayant:
– Cet homme? Ce misérable qui me poursuit partout!… À moi!… À nous!… Au sec…
Elle ne put achever le cri qui jaillissait de ses lèvres, d’une ruée, Biribi fut sur elle et, avec dextérité, lui enroulait un foulard autour de la tête. En même temps, la pauvre bouquetière sentit qu’on lui attachait solidement les mains, qu’on la soulevait, qu’on l’emportait!…
Elle s’évanouit…
Pendant ce temps, La Veuve se penchait vers Lise, et ricanait:
– Alors, comme ça, on a appelé du secours?… Alors, on est parvenue à se faire entendre et à ouvrir la porte?… Bien, bien, ma fille!… Ça m’apprendra à ouvrir l’œil… Ah! gronda-t-elle, tu voulais me lâcher sans crier gare! ingrate!… Moi qui t’aime comme une mère!… Mais pas de ça, Lisette! acheva-t-elle dans un grincement de haine, je t’ai, je te garde, Valentine d’Anguerrand!…
Et La Veuve, Jeanne Mareil, la mère de la petite Suzette perdue une nuit de Noël sur la route d’Angers aux Ponts-de-Cé, sortit en refermant soigneusement la porte et sans s’inquiéter de celle qu’avec un accent de féroce ironie elle venait d’appeler SA FILLE!…
La Veuve s’arrêta quelques minutes chez elle, sans allumer la lampe. Elle grommelait des mots sans suite qui, sûrement, n’avaient pas trait à la scène qui venait de se passer dans le galetas. Elle finit par prendre une résolution et gronda:
– Oui, ça tout d’abord! Une fois Jean Nib à l’ombre, on verra!
Un instant encore, elle demeura méditative, puis elle dit:
– Zizi sera certainement précieux dans tout cela. il s’agit de l’empaumer…
Alors elle sortit de son logis, et, descendue à l’étage inférieur, elle frappa à la porte du logement qu’avait occupé Magali.
Zizi, qui dormait à poings fermés, finit par entre-bâiller la porte.
Ayant reconnu La Veuve, il fit une grimace et grogna:
– Pouvez pas laisser pioncer le pauv’monde, vous? Quoi que vous me voulez?
– Mon petit Zizi, veux-tu te venger du marquis de Perles?…
– Oui, fit Zizi les dents serrées.
– Eh bien! en ce cas, habille-toi et suis-moi. Et, surtout, silence!…
Zizi obéit. En quelques instants, il fut prêt et suivit La Veuve.
Côte à côte et sans dire un mot, ils marchèrent vers le bout de la rue qui aboutit aux fortifications., Mais, cette fois, La Veuve ne franchit pas la barrière; elle se dirigea vers l’un de ces postes-casernes, constructions massives, carrées, d’allure militaire mais non guerrière, qui forment autour de Paris la p1us inesthétique des ceintures. À cette époque, ce poste servait de dépôt de literie.
La Veuve s’approcha de la grille du poste-caserne et jeta un cri:
– Pi… ouïtt!…
Puis, de nouveau, le silence régna. Alors, quelque chose comme une ombre se glissa à travers la cour; bientôt la grille s’entr’ouvrit; La Veuve et Zizi suivirent l’homme qui, sans un mot, était venu ouvrir.
Quelques instants plus tard, tous trois pénétraient dans une pièce du rez-de-chaussée. Il y avait un lit de camp, une de ces énormes et grossières tables qu’on voit dans toutes les chambrées de soldats; la fenêtre grillée disparaissait derrière une couverture, une couverte en laine gris marron empruntée au dépôt de literie. La lueur pâle d’une chandelle éclairait un homme qui était assis sur le bord du lit de camp. C’était Jean Nib.
Quant à celui qui avait ouvert à La Veuve, c’était Biribi.
– Qu’as-tu fait de la petite bouquetière? lui demanda La Veuve à voix basse – Elle est en face, répondit le bandit. Elle m’a griffé, la gueuse! Mais j’en viendrai à bout.
– Ainsi, reprit La Veuve, la bouquetière est avec le baron d’Anguerrand?
– Oui, fit Biribi.
– Et Rose-de-Corail?…
– Elle est de planton devant la porte du baron, mais elle s’embête.
– Bon! gronda La Veuve, on la relèvera de faction bientôt… Salut, Jean Nib! ajouta-t-elle en se tournant vers le lit de camp.
– Bonsoir, La Veuve, dit Jean Nib. On m’a dit que vous êtes venue me chercher aux Croque-Morts. De quoi retourne-t-il?…
– Que comptes-tu faire du baron?… Il serait temps de prendre une décision.
– La décision est prise, dit tranquillement Jean Nib. «Rose-de-Corail et moi, nous avons résolu de relâcher l’homme.
– Quand cela? fit La Veuve dont le visage n’eut pas un tressaillement, mais qui se sentit défaillir.
– On le gardera encore une quinzaine, et puis bonsoir.
– Dans une quinzaine? dit vivement La Veuve.
– Oui… Et le même jour, je viendrai chez vous reprendre la petite.
– Si je relâche le père, il faut bien que je relâche la fille!… Ces gens ne me sont de rien; j’en ai assez de ce malaise qui me tourmente…
– Des remords? ricana La Veuve.
– Si c’est ce qu’on appelle le remords, murmura-t-il, je comprends maintenant des choses que je n’ai jamais comprises. Qu’est-ce que je suis, moi? Un escarpe. Un voleur. Eh bien! dix fois j’ai eu l’idée d’entrer au premier commissariat en disant: «Arrêtez-moi, j’ai commis le crime de séquestrer un homme et de le séparer de sa fille…» Les vingt-cinq mille francs de Charlot?… Je n’y ai pas touché. J’ai défendu à Rose-de-Corail d’y toucher!… Je vous dis que j’en ai assez…
Jean Nib s’interrompit brusquement par un geste violent.
– Pourtant, reprit La Veuve, je croyais, Jean Nib, que tu étais las de misère.
– La misère! fit Jean Nib en essuyant la sueur qui coulait de son front, oui, j’en suis las… pour moi et pour elle! pour Rose-de-Corail! Je voudrais la voir dans du satin, et moi, je rêve à des choses qui me mettent la cervelle à l’envers…
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