14 mars – 14 août 1916 – Le Matin
1916 – Tallandier, Le Livre national n°102
Ce fut le soir du 19 novembre 1539 que ceci arriva, ce fut vers l’heure où l’obscurité rampe et s’amasse autour des choses. Qu’on imagine ce sauvage recoin de la rive espagnole de la Bidassoa et ce vaste silence au fond duquel s’égrenèrent les dernières notes du pipeau d’un chevrier en retraite vers son aire. Parmi ces genêts immobiles, qu’on évoque le groupe impressionnant de ces vingt seigneurs rigides dans leurs armures; et, tout seul au bord du fleuve, fixant par delà la frontière un avide regard d’interrogation, ce cavalier vêtu de velours noir comme nous le montrent les portraits du temps, la poitrine chaînée par les insignes de la Toison d’Or.
Dans les ténèbres qui descendaient des Pyrénées, il semblait de bronze.
Mais, sur l’écran de la nuit, en saisissant relief, se dessinait sa face pâle qu’encadrait une barbe courte et touffue, une face au sourire glacial figé sur des lèvres sans pitié, la face volontaire et obstinée, la face indéchiffrable de l’empereur Charles-Quint!
Il jeta une brève question au passeur du bac invisible dans les buées de l’autre rive. Et comme on lui répondait négativement, il eut un furieux geste, et son tourment lui monta à la gorge en rudes paroles métalliques:
– Donc, ce soir, messieurs, nous ne verrons pas le Commandeur Ulloa. Huit jours! huit mortels jours que j’attends la réponse du roi François! Et cependant les Flandres s’organisent, les Flandres vont nous échapper, les Flandres m’échappent – mais je veux, par l’enfer…
Il se courba soudain: la cloche grêle d’un monastère, au loin, tintait l’angélus – et il murmura:
– Ave Maria, gratia plena… Oh! gronda-t-il en se redressant, pouvoir m’élancer et tomber sur ces imposteurs, qui parlent de liberté; leur rentrer leur blasphème dans la gorge; fondre au feu du bûcher la maudite Roelandt (le fameux tocsin de Gand) qui les affole, et transformer en lac de sang leur terre de révolte depuis Gand jusqu’à Liège! Oui, mais il faut arriver à temps. Il faut que François me laisse traverser la France! Ulloa, Ulloa, que vas-tu m’apporter?
Charles-Quint frémissant et songeur, contemplait le fleuve muet. Quelques minutes encore, il attendit. Puis, tournant bride:
– À nos logis, messieurs. Ce soir encore, le Commandeur ne reviendra pas!
– Ho, ho, là-bas! envoya à ce moment le passeur. Holà, ho!
Tous tressaillirent et, de nouveau face au fleuve, entendirent un galop qui, l’instant d’après, s’arrêta net au bord de la Bidassoa; aussitôt, du fond des brumes, surgit le large bac que le passeur manœuvrait à la corde.
Sur le plateau d’avant, monté sur un solide cheval, son athlétique stature, silhouettée de rouge par la lumière d’une torche, apparut un homme à barbe blanche, majestueux d’attitude, redoutable d’aspect comme les chevaliers de ces âges de fer: don Sanche d’Ulloa, Commandeur (Gouverneur) de Séville et d’Andalousie, ambassadeur secret de Charles-Quint auprès de François I er.
L’ardente anxiété de l’empereur se fit jour et jaillit:
– Un mot, Ulloa, un seul: est-ce non?
– C’est oui, sire!
Instantanément, tout signe d’agitation disparut en Charles-Quint.
– Soyez le bienvenu, mon brave messager! dit-il simplement.
Mais sans doute en ces quelques paroles passa le souffle de la vengeance, car un frisson menaçant secoua l’escorte, entrechoqua les armures d’acier, et une frénétique clameur monta dans la nuit:
– Mort aux bourgeois de Flandre!
Le commandeur prit terre.
Alors, on eût pu voir qu’il était livide et qu’un tremblement convulsif l’agitait. Sûrement, la peur écrasait ce guerrier qui, en dix batailles rangées, autant d’escarmouches et d’assauts, sans compter les duels, avait tranquillement regardé la mort en face. Vers le ciel, vers un point précis du ciel, il levait des yeux hagards.
– J’attends! dit l’empereur.
D’un violent effort, Ulloa reprit son sang-froid, et s’inclinant avec ce hautain respect des grands d’Espagne:
– Sire, la route est libre. Avec telle suite qui vous conviendra, vous pouvez entrer en France, et Sa Majesté le roi de ce royaume vous prépare d’inoubliables réceptions. Pour atteindre la Flandre, sire, vous allez passer par la voie triomphale.
– Ah! fit l’empereur. C’est un bon frère que mon frère François!
– Honneur au roi de France! souligna l’escorte, pareille au chœur antique.
– Ce n’est pas tout. Pour ôter à Votre Majesté toute arrière-pensée d’inquiétude, le roi a envoyé à Bayonne le connétable de Montmorency avec le dauphin Henri et le jeune duc d’Orléans; en même temps que vous toucherez le sol de France, les deux fils du roi entreront en Espagne pour y être otages jusqu’à ce que vous ayez atteint une des villes de l’empire.
– Louée soit Notre-Dame! dit l’empereur. Ulloa, merci! Demain, messieurs, nous franchirons la Bidassoa pour courir d’une traite à Bayonne. Mais je ne veux pas d’otages. Les deux princes resteront parmi nous et seront nos compagnons de voyage; je ne me laisserai pas vaincre en magnanimité. Quant à vous, Ulloa, vous avez réussi au delà de mon espoir… Eh bien, qu’avez-vous donc, Commandeur?
Ulloa sursauta, comme ramené d’un rêve lointain.
Il essuya la sueur froide qui ruisselait à ses tempes.
Mais, se remettant promptement:
– Sire, dit-il, si j’ai pu mener à bonne fin l’ambassade dont vous m’aviez honoré, c’est grâce à un brave et loyal gentilhomme français qui a eu le courage de faire entendre à la Cour de France la voix de la justice…
– Venant de vous, c’est là le plus beau des éloges. Qui est cet homme de cœur?
– Homme de cœur: vous l’avez dit!… Il se nomme le comte Amauri de Loraydan.
– Ah! Le nom ne m’est pas inconnu. Les Loraydan, sur tous les champs de bataille, nous ont été de rudes adversaires. Il y a eu un Loraydan tué à Pavie, je crois. Mais plusieurs des nôtres, d’abord, succombèrent sous ses coups. Race fière, mais pauvre.
– Celui dont je vous parle est le fils de Loraydan de Pavie. J’ignore s’il est riche autrement qu’en vaillance. Mais, malgré sa jeunesse, c’est un des conseillers les plus écoutés du roi François. En bonne part, c’est à lui que vous devez de pouvoir entrer en France sans conditions. Au Louvre, il a été mon plus ferme, je devrais dire mon seul soutien. Lorsque j’ai quitté Paris avec M. de Montmorency et les princes, il a voulu m’accompagner jusqu’à Angoulême, agissant encore sur le connétable, comme il avait agi sur le roi…
– Amauri de Loraydan. Bien. Je me souviendrai. S’il ne tient qu’à moi, sa fortune est faite. Car, non seulement, je parlerai de lui au roi de France dans les termes qui conviennent, mais moi-même je saurai lui faire accepter les preuves de ma reconnaissance.
– L’empereur me comble d’aise, dit vivement Ulloa. L’attitude de ce gentilhomme a été si franche, son respect si touchant pour ma vieillesse, et son amitié si prompte, si cordiale, que, je l’avoue, je me suis pris pour lui d’une profonde affection. La faveur que vous voulez bien me témoigner, sire, je serai heureux de la voir se reporter entière sur Amauri de Loraydan – et je me trouverai largement payé.
– Je ne l’entends pas ainsi, dit gravement Charles-Quint. Le service que vous venez de rendre à l’empire est de ceux qui veulent qu’éclatante et publique soit la récompense. Or… est-ce que vous n’avez pas deux enfants?…
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