– Ce n’est pas moi que je suis venue défendre… ni vous, Christa d’Ulloa… c’est lui! c’est lui que j’ai voulu défendre… le défendre du sacrilège que demain il eût consommé… le défendre des supplices qui l’attendaient en ce monde et de l’éternel châtiment qu’il se préparait dans l’autre…
Elle s’arrêta. Puis, dans un effrayant sourire, exhalant sa détresse et son amour… oui, son indestructible amour tout-puissant dans l’agonie de son cœur:
– Il est sauvé… Adieu, Christa d’Ulloa! Pardonnez-lui comme je lui pardonne!
Elle laissa retomber son crêpe et se retira lentement. Arrivée à la porte, elle se retourna un instant. Et ce fut étrange: ce n’est pas à Christa, mais à Léonor!… c’est à Léonor qu’alla son dernier regard où se levait, cette fois, l’aube d’une sorte de curiosité farouche… et elle disparut.
D’un plus mortel accent, l’implacable cloche, dans la tête de Christa, debout et rigide, à toute volée, répétait: «Épouse de Juan Tenorio! Épouse de Juan Tenorio! Épouse de Juan Tenorio!»
Il était deux heures… Depuis midi, depuis la minute de la catastrophe, elle n’avait eu ni un mot, ni un geste, ni une plainte, ni une larme. Deux heures déjà qu’elle sentait peser sur son cœur l’épouvantable poids du désespoir… et lorsqu’en de rares et fugitifs instants elle parvenait à prendre conscience d’elle-même, la catastrophe lui apparaissait incroyablement lointaine et inexistante; elle se voyait soi-même, illusoire apparence étrangement paisible, de beaucoup moins réelle que les décevantes créations d’un rêve.
Elle était étendue dans son lit, immobile, les yeux grands ouverts.
Les détails familiers de sa chambre se montraient clairement à ses yeux attentifs: ce fauteuil antique, cette petite table mauresque, ce beau portrait de sa mère (une des premières toiles de Luis de Vargas), ce prie-Dieu, dans un angle sous une madone d’albâtre, ces personnages héroïques des tentures…
C’est avec indifférence qu’elle voyait d’innombrables figures inconnues s’agiter autour d’elle, apparaître et s’en aller avec la même soudaineté, les unes tout en pleurs, d’autres souriant d’un air bizarre et contraint.
Dans cette foule qui, minute par minute, se renouvelait constamment, elle ne s’étonna pas de remarquer son père et sa mère animés à une vive conversation. Elle leur parla. Ils ne répondirent pas. Elle en éprouva une légère contrariété, puis s’attentionna à suivre les ébats d’un groupe de jeunes filles dansant la volta.
Par intervalles réguliers, elle entendit tonner le canon comme le jour de la fête du Saint-Sacrement; elle pensa qu’elle devait se lever pour suivre la procession et voulut s’en expliquer à Léonor qu’elle voyait penchée sur elle; mais elle s’épouvanta de l’épouvante qu’elle lisait sur ce cher visage, et elle se tut.
Sa mère sortit en lui faisant un signe qu’elle ne comprit pas, et aussitôt, une femme en grand deuil, d’une voix éclatante, cria:
– Faites venir l’épouse!…
Elle en fut passagèrement agitée de compassion, puis s’appliqua à écouter Amarzyl, le célèbre médecin maure, qui disait:
– La cruelle vérité, Léonor d’Ulloa, je vous la dois, car vous seule… voici: il faut qu’elle pleure. Cela seul peut la sauver… Essayez, pauvre enfant… faites-la pleurer… et peut-être…
Les brouillards s’épaissirent. Elle commença à descendre, et la chute se précipita. Elle esquissa quelques mouvements des mains pour se retenir aux draps. Les bruits s’éloignèrent, et il n’y eut plus que la déchirante prière de Léonor dont elle percevait les sanglots et les supplications, et voici l’ultime forme que prit son désespoir:
– Comme elle pleure, Dieu puissant! Oh! pleure, pleure, ma Léonor bien-aimée, pleure puisqu’il a dit que les larmes vont te sauver, pleure sur mon front flétri, pleure sur le secret de mes lèvres, pleure sur mes yeux sans larmes, pleure sur la rose fanée de ton jardin… pleure puisque cela ne m’est pas permis, à moi… pleure puisque jamais, plus jamais je ne dois pleurer… ô chère Léonor, ô anges!… ô heureux demain béni du Seigneur… ô douce aurore…
Et sans doute vous eûtes pitié, ô archanges, ô Nature miséricordieuse, car, comme trois heures sonnaient, ses mains, doucement, se joignirent; plus doucement encore son sein se souleva, et son dernier souffle s’envola…
Alors, alors seulement, tandis qu’on emportait Léonor, tandis qu’une sourde rumeur de gémissements secouait le palais, alors, ô Christa! les larmes jaillirent de ton cœur comme d’une urne brisée, alors seulement tes yeux de morte laissèrent rouler sur les lis de tes joues, ces purs diamants de ta honte sacrée que tu avais été trop fière pour verser vivante…
VI LE JOYEUX REPAS OFFERT PAR LES QUATRE TÉMOINS
Accompagnées de deux guitaristes, les six danseuses entrèrent, vives, légères, pareilles à des sylphes rieurs, et tout aussitôt, castagnettes aux doigts, s’entraînant, s’excitant de leurs cris, elles commencèrent une merveilleuse, une étincelante sarabande qui fut un tourbillon de poses lascives, têtes renversées, reins cambrés, hanches désordonnées…
Ils battirent des mains, crièrent bravo, trépignèrent, enfiévrés d’admiration, et quand ce fut fini, Canniedo leur fit présent de six beaux bracelets d’argent. Veladar, Zafra, Girenna vidèrent leurs poches dans leurs petites mains frémissantes, mais Juan Tenorio leur donna à chacune un baiser, et l’une d’elles lui dit:
– Il n’y a que vous, seigneur Juan, pour payer royalement des ballerines telles que nous…
Et les folles disparurent dans un bruissement de soie, gazouillant et riant.
Ils reprirent leurs places, Canniedo, Girenna, Veladar, Zafra, tous les quatre à un même côté de la table, Juan Tenorio tout seul sur l’autre bord – singulière disposition imaginée peut-être pour lui faire honneur. Et maintenant, une invisible musique versait ses langoureuses harmonies dans la salle, la grande salle à manger du palais Canniedo, imposante avec ses luxueux dressoirs en citronnier incrusté d’orfèvreries, ses aiguières de vermeil, ses tapisseries à fil d’or, ses cristaux taillés à Venise, ses statues de marbre portant des corbeilles de fleurs et de fruits rares. Sous la direction d’un majordome armé de sa baguette d’ébène, des valets chamarrés s’activaient silencieusement au service.
Il était plus de quatre heures, et voici qu’elle touchait à sa conclusion, cette fête donnée à Juan Tenorio pour honorer le dernier jour de son aventureuse indépendance, pour magnifier son abdication, pour célébrer son renoncement à une royauté d’amour que nul n’avait pu songer à lui contester. Et don Juan disait:
– Rodrigue, l’officier qui a élaboré l’impériale ordonnance de ce festin, est un pur artiste! il faut que tu l’appelles ici: ma chaîne d’or est à lui! Mais…
– Tu fais erreur, interrompit Canniedo. Penses-tu donc que nous aurions confié à un subalterne le soin de dresser le plan d’une telle journée, quand c’est de toi qu’il s’agissait… de toi!
– C’est donc à ton génie que je bois, Rodrigue! Sois fier: tu as étonné don Juan! Mais…
– Tu n’y es pas, interrompit encore Canniedo. J’établis ici une vérité historique: mes nobles compagnons ne m’eussent pas laissé agir seul, cette fête est notre œuvre commune… est-ce vrai, seigneurs?
Girenna, Veladar, Zafra s’inclinèrent avec une gravité cérémonieuse. Mais reprenant vite leur gaie insouciance:
– Tu es notre hôte à tous les quatre! dit Veladar en riant. À ta santé, Juan Tenorio!
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