– Laissez-moi un jour ou deux, murmura Lise, reprise de terreur. Je vous en supplie, ne faites rien, ne dites rien… Demain soir, si vous voulez bien me revoir, j’aurai pris une résolution…
– Eh bien, c’est dit! s’écria Marie Charmant, J’attendrai jusqu’à demain. Vous verrez, ma pauvre mignonne, nous vous sauverons, moi et… M. Anatole… – Mais quelle drôle d’idée de s’appeler Anatole!… comme s’il n’avait pas pu s’appeler Ernest, ou Jules, ou Émile… Enfin, on m’appelle bien Marie Charmant, moi! Encore une drôle d’idée, par exemple! Mais au moins, moi, j’ai une excuse je ne connais pas les noms de mes père et mère!…
Lise redressa vivement sa tète pâle et considéra la bouquetière avec une violente surprise.
– Au fait, reprit gaiement Marie, je connais votre histoire, ou à peu près, et vous ne connaissez pas la mienne; ça n’est pas juste, ça! Il faut donc que je vous dise pourquoi on m’a affublée d’un nom rigolo comme celui que je porte de mon mieux, et pourquoi je ne connaissais ni père ni mère, ajouta-t-elle avec une indicible tristesse.
«Telle que vous me voyez, je ne suis qu’une enfant trouvée!…»
– Une enfant trouvée! murmura Lise avec un tressaut du cœur. Moi aussi, je suis une enfant trouvée.
Ce mot que criait son cœur expira sur ses lèvres. Pourquoi? Par quelle mystérieuse et profonde curiosité, ou, plutôt, par quel lointain pressentiment voulut-elle ne pas interrompre l’histoire de Marie Charmant?…
– Ça vous épate? reprit celle-ci. C’est pourtant comme ça! Il n’y a pas que dans les drames de l’Ambigu qu’il y a des enfants trouvés… À preuve, moi!… Sachez donc que, moi aussi, j’ai été sous la coupe d’une mégère pareille à La Veuve. Entre parenthèses, en voilà une qui pourra se fouiller, si elle a des poches, pour que je lui fasse à présent ses commissions et que je porte ses fleurs au cimetière…
– Au cimetière?…
– Oui. Il paraît comme ça qu’elle a eu un fils qui est mort et qu’elle aimait bien. Ce fils s’appelait Louis. J’ai vu ça sur la tombe…
– Louis! murmura Lise en pressant son front dans ses doigts amaigris et en penchant la tête, comme pour sonder un abîme où une pierre vient de rouler.
– C’était le nom du petit qui est mort, reprit Marie Charmant. La Veuve m’a raconté tout cela un soir… Paraît qu’elle avait aussi une fille qui s’appelait Suzanne… ou Suzette…
– Suzanne!… Suzette!… balbutia Lise avec cet accent spécial des gens qui parlent en rêvant, ou comme si elle eût écouté en elle-même l’écho lointain, très lointain, qu’éveillaient ces noms Louis!… Suzette!…
– Pour en revenir à mon histoire, continua Marie Charmant, si vous êtes tourmentée par La Veuve, je le fus, moi, par la mère Gibelotte. C’est elle-même qui, un jour, m’a raconté qu’elle ne m’était rien. Vous n’avez pas idée de ce que la mère Gibelotte était mauvaise: c’est à croire qu’elle avait la rage dans le ventre. Pourtant, je ne lui avais jamais rien fait. Au contraire, je lui obéissais, au doigt et à l’œil! Pas de danger que j’aurais fait de la rouspétance, comme dit le père Chique. Si elle me battait! Comme plâtre, figurez-vous! J’en avais les bras et les jambes noirs de bleus . (Sans doute Ségalens eût admiré la hardiesse de cette image s’il eût été là, mais Ségalens n’était pas là…) Elle me griffait, me mordait, pour un oui, pour un non. Quant aux gifles et aux coups de pied, je ne les compte pas… «Mère Gibelotte, j’ai faim…» Pan! un coup de pied dans le ventre! Comme dans la complainte des trois petits anges, vous savez?
– Non, je ne sais pas… fit Lise en frissonnant.
– Faut vous dire que j’ai enduré la faim et la soif… tout comme vous, maintenant. Seulement, vous êtes grande et vous pouvez vous défendre. Moi, j’étais toute gosse. Aussi, la mère Gibelotte s’en payait des tranches! Quand j’y pense, j’en ai la fringale et la petite mort dans le dos. Figurez-vous que cette chipie m’envoyait vendre des fleurs. Tous les matins, je partais avec mon petit panier, et tant qu’il n’était pas vide, défense de rentrer! Défense d’acheter même un petit pain d’un sou! Le malheur était que les fleurs étaient toujours fanées, et que personne n’en voulait. Aussi, quelles danses! Quand la recette était trop mauvaise, elle m’attachait au pied de son lit, et je devais rester debout toute la nuit. Si le sommeil me terrassait, elle me relevait d’un coup de fouet!… Enfin, je dépérissais, je me mourais de chagrin, de faim, et de mauvais coups. À ce moment-là, j’allais sur mes douze ans…
– Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas sauvée?
– Vous allez voir, dit Marie Charmant. Il faut vous dire que j’avais une passion: c’était un chat. Or un soir, en rentrant, je trouvai la mère Gibelotte qui, ayant achevé de dîner, me dit «Sais-tu ce que je viens de manger? – «Non», que je lui réponds en tremblant. – «Eh bien! dit-elle doucement, c’est ton chat… Au moins, tu ne m’embêteras plus avec cette sale bête…» Pendant huit jours, je fus malade. Le matin du neuvième jour, je partis pour aller vendre des fleurs et je ne rentrai pas chez la mère Gibelotte. Je n’y suis jamais rentrée… Voilà mon histoire. Qu’est-ce que vous en dites?… Il faudrait encore vous raconter comment j’ai vécu depuis, comment j’ai grandi, comment j’ai pu m’installer à mon compte. Je vous dirai tout ça une autre fois: pour ce soir, je crains que La Veuve ne rentre et ne me surprenne ici…
Marie Charmant se leva.
– Restez encore un instant, je vous en supplie…
Elle hésitait. Elle avait quelque chose à dire, et ne savait comment l’exprimer. Enfin, elle balbutia:
– Alors, vous aussi, vous êtes une enfant trouvée?…
Marie Charmant, tout entière aux souvenirs qu’elle venait d’évoquer, ne releva pas, n’entendit pas peut-être ce «vous aussi». Elle répondit vaguement en suivant sa propre pensée qui la reportait à son enfance misérable.
– Enfant trouvée… ou achetée. Car la Gibelotte a toujours prétendu m’avoir achetée à des gens qui en avaient assez de moi, et qui m’avaient trouvée, paraît-il, une nuit de Noël …
Ces mots « une nuit de Noël » retentirent en elle avec le fracas d’un coup de tonnerre.
– Qu’avez-vous? s’écria Marie Charmant, épouvantée.
– Rien, rien! bégaya Lise d’une voix étranglée. Répondez-moi, je vous en conjure… Vers quelle époque ces gens que vous dites vous ont-ils trouvée?…
– Oh! fit Marie Charmant sans attacher d’importance à cette question, et ne s’inquiétant que de l’exaltation de la pauvre séquestrée, je le sais exactement, puisque la Gibelotte m’a dit cent fois que j’avais trois ans lorsque je fus trouvée; il y a donc au juste quatorze ans que je fus ramassée une nuit, dans la neige …
– Où cela? râla Lise en proie à une sorte d’hallucination vertigineuse. Vous devez le savoir!… Je veux que vous me disiez où vous avez été ramassée!…
– Calmez-vous, ma mignonne… Si cela peut vous intéresser, je vous dirai donc que ces gens avaient dit à la mère Gibelotte qu’ils venaient d’Angers …
– Angers! cria Lise dans une véritable clameur de folie.
– Oui, il paraît comme ça que la chose s’est passée pas bien loin d’un bourg qu’on appelle les Ponts-de-Cé…
Lise voulut parler: la voix s’éteignit dans sa gorge. Elle voulut saisir Marie Charmant par les bras; ses mains retombèrent inertes, et dans l’instant qui suivit, elle s’affaissa…
– Mon Dieu, mon Dieu! qu’avez-vous? s’écria la bouquetière en s’agenouillant et en soulevant la tête de Lise dans ses mains. Ce sont toutes ces histoires qui vous retournent le sang… et toutes les misères que vous avez subies… Courage, ma chère mignonne! Nous vous sauverons!…
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