– Où es-tu, Charlot! Où es-tu, dis-le-moi! grinça-t-il en tendant le poing à sa propre image, tandis qu’Adeline reculait, épouvantée; où es-tu, heureux escarpe qui t’inquiétais seulement du coup à réussir et riais de si bon cœur quand tu avais ramassé dans la boue et dans le sang quelques billets bleus que tu allais perdre au cercle!… Heureux Charlot! Un jour, tu vis à l’Opéra une femme… la maîtresse d’un roi, d’un cuistre couronné… et pour coucher une nuit dans le lit de cette catin royale, tu tuas… ou tu fis tuer! L’argent, tu l’as eu, Charlot, et la femme aussi! Et tu dormis paisible, content de ton caprice satisfait, et tu ris longtemps de la figure terrifiée de cette femme, lorsqu’en la quittant le matin, tu lui dis: «Madame, savez-vous avec qui vous venez de coucher? Avec Charlot! C’est un roi qui en vaut un autre!»
«Fini de rire! Fini de dormir!… Je n’étais qu’un assassin… Je suis maintenant le meurtrier de Lise…»
Et tandis que Gérard, les poings crispés vers la glace, rugissait sa douleur, La Veuve, à pas lents, se rapprochait d’Adeline, et, doucement, d’une voix étrange, murmurait:
– Rassurez-vous, madame, Valentine d’Anguerrand n’est pas morte!…
Sapho tressaillit jusqu’au plus profond de son être.
Une joie épouvantable dilata son cœur jusqu’à le faire éclater. Lise vivante! En quelques secondes, elle inventa des supplices, des tortures raffinées contre celle qu’aimait Gérard.
– Voici mon adresse, continuait La Veuve en lui glissant un papier plié en quatre. Voulez-vous de mon alliance? Donnez-moi Hubert, je vous donne Valentine…
– Demain, je serai chez vous, haleta Sapho.
– Bien!… fit La Veuve en se reculant.
«Mais ne venez pas demain: attendez huit jours.
– Un instant! dit Adeline en la retenant et en la fixant jusqu’à l’âme. Savez-vous comment je m’appelle?…
La Veuve demeura étonnée et fit un geste d’indifférence.
– Vous vous appelez mon alliée: c’est tout dit-elle.
– Je porte aussi un nom qui vous fera comprendre pourquoi je serai votre alliée fidèle: je m’appelle Adeline de Damart: et mon père s’appelait Louis de Damart… Hubert d’Anguerrand a tué Louis de Damart; c’est vous qui venez de me l’apprendre!
«Et moi… moi!… oui, moi, j’ai été la maîtresse d’Hubert d’Anguerrand et je m’appelle maintenant baronne d’Anguerrand!…
La Veuve baissa la tête et frissonna longuement.
– La fille de Louis de Damart! murmura La Veuve dans une rêverie atroce. La fille du comte de Damart s’unissant à Jeanne Mareil contre Hubert d’Anguerrand!… Est-ce que cela ne devait pas être?… Et cela est!…
Alors, elle marcha sur Gérard qui, prostré sur les coussins du canapé, sanglotait.
– Monsieur le baron d’Anguerrand, dit-elle d’une voix rude, vous pleurez. C’est bien. Mais moi, je suis venue ici vous prévenir du danger qui vous menace et vous dire: Votre père est vivant!…
– Mon père! bégaya Gérard dont l’esprit mobile s’aiguilla dès lors sur ce péril redoutable.
– Hubert d’Anguerrand! continua La Veuve. Je vous ai dit ma haine. Je connaissais la nécessité où vous êtes de frapper à mort celui que je hais… Est-ce qu’il ne va rien sortir de ces deux éléments?…
– Vous avez raison! murmura sourdement Gérard. Où est mon père?…
– Entre les mains de Jean Nib!…
– Où cela? fit Gérard qui, par une brusque saute de l’esprit, reconquit son sang-froid.
Venez chez moi, et je vous conduirai! Je vous attends dans huit jours: le temps d’écarter Jean Nib qui fait bonne garde prés de l’homme…
– Et qui me conduira chez vous? demanda rudement Gérard.
La Veuve se tourna vers Adeline, et avec un terrible sourire:
– Vous n’aurez qu’à suivre madame!…
Elle salua d’un signe de tête… L’instant d’après, elle avait disparu.
Longtemps, Gérard et Adeline se regardèrent en silence. Ils frissonnaient…
Le surlendemain, à la tombée de la nuit, La Veuve sortit de chez elle.
Dans la rue Letort, environ une demi-heure avant que La Veuve sortît, nous retrouvons deux personnages que nous avons déjà aperçus, c’est-à-dire Zizi-Panpan et La Merluche, toujours en quête de chapardage à l’étalage, et rôdant le nez au vent, l’œil à l’affût.
Zizi-Panpan portait deux bouteilles de vin que le fidèle La Merluche venait de subtiliser à un épicier de la rue Clignancourt.
Et il chantait à tue-tête:
De quoi qu’y a six?…
Y a six tême métrique.
Y as-six-tez-vous z’ici.
Mais de quoi qu’y a qu’un?
Y a qu’un ch’veu
Sur la tête à Mathieu!…
Un homme qui, lent et grave, vêtu du costume des gardiens de la paix, se promenait à vingt pas devant les maraudeurs, dressa l’oreille et grommela:
– Serait-ce à moi-même que ce vaurien fait allusion ?
Cet homme, c’était le propre père du digne La Merluche, l’agent Chique.
– Oui, mon vieux Merluchon, dit Zizi en interrompant sa chanson, tel que tu me vois, j’ai raté ma vocation, moi: j’aurais dû me mettre rôtisseur. À la bonne heure, en voilà un de métier! Toujours au chaud, toujours le nez à la bonne odeur des volailles!
– Ça c’est vrai, approuva le fils de l’agent Mathieu Chique.
– Ainsi, poursuivit Zizi-Panpan, pige-moi le rôtisseur d’en face… C’est dégoûtant de voir des gens aussi heureux par un temps pareil! Merluchard, vas-y choper un de ses poulets, ça lui apprendra, à ce mufle de rôtisseur. Et puis, je t’invite!
– Tu m’invites? Vrai? fit La Merluche.
– Quand je te le jure, là! Et tu verras ma frangine! La perspective de dîner en société avec Zizi, et surtout avec Magali, décida La Merluche, qui fit un mouvement pour traverser la chaussée. Mais il s’arrêta soudain, en murmurant:
– Pet! Pet! V’là z’un flic!…
– De quoi, un flic? fit Zizi. C’est ton père. Attends, je vas le rembarrer, ton dab!
L’agent Mathieu Chique avait exécuté un demi-tour menaçant et, revenant sur ses pas, cherchait des yeux le chanteur. Zizi-Panpan se dirigea droit sur lui, tandis que La Merluche se faufilait vers l’étalage du rôtisseur, sans que son père l’eût aperçu.
– Hé! m’sieur Chique, fit le voyou, je vous cherchais justement.
– Tu me cherchais, galopin, graine de Fresnes! gronda l’agent.
– Je vous cherchais, que j’vous dis, m’sieur Chique! Et c’est pour vous rendre service. Il y a un rassemblement devant la mairie. Ça doit être une manifestation de socialos!… Courez vite!…
Mathieu Chique n’en écouta pas davantage, s’élança dans la direction de la mairie:
– Hé ah!… fit Zizi en se tournant vers le rôtisseur.
– Hohé!… répondit La Merluche, du trottoir d’en face.
Les deux maraudeurs se rejoignirent. Pendant le colloque de Zizi et de Mathieu Chique, le fils de l’agent avait opéré: il montra le poulet rôti qu’il venait d’enlever.
– C’est bien, dit simplement Zizi, t’auras ta part.
Quelques minutes plus tard, Zizi et La Merluche pénétraient dans le pauvre logis où nous avons entrevu Magali. Il n’y avait pas de lumière. Il n’y avait pas de feu. Le logement était d’un silence noir.
– Magali! appela Zizi qui avait laissé la porte entr’ouverte.
Et comme il ne recevait aucune réponse, il frotta une allumette. Alors il constata que la chambre était vide. Et comme, perplexe, il se grattait la tête, ses yeux tombèrent sur une enveloppe placée sur la table. Il l’ouvrit; elle contenait une lettre qu’il se mit à lire. Quand il eut achevé, il s’assit sur une chaise, un peu pâle, et murmura tristement:
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