Un sourire mortel glissa sur les lèvres minces du marquis de Perles.
– Monsieur, dit-il, je regrette que vous ayez prononcé un mot irréparab1e, car vous me semblez au fond un assez gentil garçon, et ce me sera un chagrin que d’être forcé de vous tuer. Voici mon adresse.
Ségalens prit le bristol armorié que lui tendait le marquis, et offrant à son tour une des fameuses cartes qui portaient l’adresse aristocratique ou jugée telle par lui:
– Monsieur, répondit-il, soyez sûr que je vous éviterai ce chagrin-là. Et je serai même assez gentil garçon pour vous éviter jusqu’à la peine moindre de me toucher…
Là-dessus, il salua et sortit, suivi de Max Pontaives.
Robert de Perles le regarda s’éloigner. Et brusquement, il lui sembla qu’une sourde douleur le poignait au cœur: il venait de voir la baronne d’Anguerrand qui, elle aussi, suivait le jeune homme d’un regard de flamme. Il vit que Ségalens se retournait vers elle. Il vit que leurs yeux échangeaient une étreinte, une promesse. Et alors, il murmura:
– Oui, je te tuerai, misérable fat… Ton insulte ne saurait m’atteindre, et je te la pardonne. Mais ce que je ne te pardonne pas, c’est de m’enlever Sapho!…
* * * * *
Ségalens, après avoir prié Max Pontaives de l’assister et même de lui trouver un second témoin, ne connaissant personne à Paris, rentra rue Letort, l’âme bouleversée, l’esprit enfiévré.
Le dernier regard qu’Adeline lui avait jeté à l’instant de son départ semblait lui avoir crié:
– Souviens-toi que tu m’as donné ta vie pour en faire ce que je voudrais; souviens-toi que demain, à trois heures, je t’attends ici!…
Enfermé dans sa chambre, Ségalens s’efforçait d’écarter de son esprit le souvenir de cette femme et de la scène inouïe, vraisemblable et affreusement vraie qui s’était passée entre elle et lui. Il s’ingéniait à ne songer qu’à ce duel qui, au fond, le préoccupait à peine.
Il s’était assis à sa petite table de travail, et, la tête dans les mains, il songeait… Ses yeux erraient sur les objets familiers qui encombraient cette table: ses livres aimés, des feuillets sur l’un desquels s’étalaient les deux premiers vers d’un sonnet.
À MARIE CHARMANT
À minuit, quand tout dort, mon amour sur la terre
Et les astres du ciel veillent seuls en tremblant;
Si j’ose alors…
– Marie Charmant! murmura-t-il.
Doucement, il ferma les paupières, comme pour mieux évoquer l’image de la jolie bouquetière; et alors, il frissonna… car ce fut l’image de l’autre, de la baronne, de Sapho, qui se présenta à son esprit!…
– Cette femme, dit-il à haute voix, cette courtisane somptueuse qui m’a affolé une minute… je dois l’aller voir demain… Qui est-elle?… Pourquoi son regard m’a-t-il ainsi enfiévré?… Oh! que m’importe, après tout! Quelle fasse, qu’elle dise ce qu’elle voudra!… Je n’irai pas!… Jamais, jamais plus, de ma propre volonté, je ne reverrai cette femme!…
Un apaisement soudain, une fraîcheur exquise descendirent dans son âme. Ses yeux se mouillèrent de larmes. À travers cette buée tiède, comme il regardait autour de lui, il vit son habit qu’il avait soigneusement placé sur le dossier d’une chaise – et, à la boutonnière de cet habit, le gardénia un peu flétri… l’aumône de Marie Charmant.
Il le détacha et le porta à ses lèvres, longuement.
– Pauvre fleur à demi-fanée, murmura-t-il, vous savez que je l’aime… Vous le savez que cette folie, qui, ce soir s’est abattue sur moi n’a bouleversé que la surface de mon cœur, sans déraciner la fleur d’amour que j’y cultive… Ô Marie! ô chère inconnue, ô vous qui, peut-être, ne m’aimerez jamais et que j’adore, recevez mon serment de fidélité… J’ai dit à l’autre «Prenez ma vie!…» Je mentais, car ma vie est à vous, Marie, et pour la reprendre, il me faudrait piétiner moi-même mon cœur.
Ayant ainsi exprimé son amour avec la naïveté alambiquée des amoureux qui ne sont pas satisfaits tant qu’ils n’ont pas épilogué, Ségalens déposa un dernier et fervent baiser sur le gardénia, le plaça précieusement entre les feuillets d’un volume, essuya ses yeux, brossa avec une sorte de vénération sa toilette de soirée, et s’endormit en murmurant le nom de Marie Charmant.
Dans l’hôtel d’Anguerrand, après la fête, Gérard et Adeline s’étaient retirés en l’appartement de madame; et, dans le boudoir attenant à la chambre à coucher, ils se retrouvaient seuls, pour la première fois depuis la nuit où le baron s’était dressé devant eux, pareil à un spectre.
Avec passion, avec frénésie, avec la sauvage ardeur d’un tempérament de feu, Adeline aime Gérard. Et ce qu’elle aime peut-être en lui, c’est le crime… c’est Charlot… c’est Lilliers, le faussaire, le voleur, l’assassin…
Ce soir donc enfiévrée par cette scène inouïe où elle s’est offerte à un jeune homme qu’elle voyait pour la première fois, les sens parvenus à l’hyperesthésie de l’amour, l’imagination ravagée par un ouragan de passion, elle a entraîné Gérard.
Elle le veut! Ce soir, ce sera leur nuit de noces!…
Gérard s’est jeté sur une chaise de repos.
Elle va, elle vient, soupire, palpite… enfin, elle marche à lui, le saisit par les mains, se penche, et d’une voix rauque:
– C’est à Lise que tu penses?…
Gérard frissonne et devient livide. Il lève vers elle une tête ravagée par une douleur sincère, et quelle que soit l’horreur que pourrait inspirer ce malfaiteur, peut-être en ce moment n’est-il digne que de pitié…
– À qui songerais-je donc? dit-il avec l’accent des désespoirs sans remède.
La femme recule, souffletée par cet aveu, le cœur broyé de jalousie; elle cherche une vengeance, et, avec un sourire effroyable:
– Il ne fallait pas la tuer, alors!… Mais puisqu’elle est morte…
Gérard s’abat sur les coussins de la chaise longue et la tête dans les deux mains, sanglotant, il laisse déborder en laves de douleur le désespoir de son amour.
Sapho, le sein palpitant, la bouche tordue par le rictus de la haine, les yeux flamboyants, se penche sur ce désespoir, et halète:
– Elle est morte! Et c’est toi qui l’as assassinée, mon Gérard, car c’est toi qui as payé l’assassin!… Moi, je ne voulais pas, rappelle-toi!… Voilà que tu la pleures, à présent. Et moi, dis! Et moi, tu m’oublies donc? Je ne suis donc pas ta femme? Je ne suis donc pas celle qui peut aussi aimer et consoler?… Mes souffrances ne comptent pas, à moi! Que je passe les nuits et les jours à veiller sur toi, que je tremble de découvrir en chaque nouveau venu un agent de la Sûreté à la recherche de Lilliers ou de Charlot, cela importe peu, dis?… Je ne parle pas de mon amour… mais pourtant!… As-tu songé que le délire des étreintes peut t’offrir la consolation suprême? As-tu songé que les baisers d’une femme telle que moi peuvent te verser l’oubli, ne fût-ce que pour quelques heures?…
De plus en plus, la courtisane affolée d’amour se penche sur le misérable affolé de remords. Et il ne peut s’empêcher de l’admirer! Vaguement, il tend les bras… Ils vont s’étreindre…
À ce moment, on frappe à la porte…
Cette fois encore, les lèvres maudites ne se sont pas unies…
Dans le même instant, Adeline bondit en arrière, et Gérard fut sur pied. Avec l’effrayante rapidité du mime génial qu’il est en vérité, il compose son visage; il passe un crayon de carmin sur ses lèvres; il frotte ses joues d’une houppe de poudre rose; il s’arme d’un sourire… et, déjà, ce n’était plus l’être livide, décomposé, qui se tordait sur ce canapé…
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