La vie de Chemineau s’éclaira d’un coup de soleil; il eut pour le petiot des tendresses de mère, des gâteries d’aïeul, et entreprit à lui seul son éducation.
De cet heureux temps, Ségalens se rappelait des escapades toujours pardonnées, des batailles féroces où il triomphait toujours, si bien que les gamins l’appelaient la Petite Terreur Tarbaise, ce dont Chemineau se montrait fier:
– Bats-toi le moins souvent possible, disait-il à son neveu; mais si tu te bats, il faut absolument que tu aies le dessus, sans quoi je te déshérite… C.Q.F.D…
C. Q. F. D. était dans la bouche de Chemineau une locution passée à l’état de juron invétéré.
Puis étaient venues les études sérieuses. Ségalens avait voulu pousser jusqu’au grade de licencié, par passion des belles-lettres antiques que lui avait inculquée Chemineau. En même temps, il devenait un hardi compagnon, bien qu’un peu précieux d’allures et toujours trop tiré a quatre épingles, courant les aventures, grand amateur de jolies filles, grand pilier de cabarets, adroit cavalier, redoutable escrimeur – et, parmi tant de défauts apparents, candide au fond, naïf, sincère, passionnément épris de tout ce qu’il entreprenait.
Un beau jour, il y eut un déclic soudain dans cette existence à bâtons rompus; tout à coup, Ségalens se lassa d’encourir la réprobation des autorités constituées, la haine des cabaretiers qu’il faisait enrager, et la malédiction des matrones qui tremblaient pour leur couvée devant ce jeune épervier. Paris le fascina: il rêva la fortune, la gloire, et l’amour. Et il partit, ouvrant ses ailes aux espérances qui nous viennent par larges souffles, de très loin, on ne sait d’où…
Il y avait trois mois déjà que Ségalens habitait, rue Letort, ce qu’il appelait son taudis, lorsqu’un après-midi il se rendit chez un écrivain très connu, chargé de la critique dramatique dans un grand journal du soir.
Ségalens avait pour ce journaliste une lettre de recommandation pressante qu’il avait obtenue d’un compatriote. Le célèbre critique partait le soir même pour une assez longue absence, et Ségalens le savait. Il savait en outre qu’avec la recommandation qu’il portait comme son unique trésor, il était à peu prés sûr d’entrer d’emblée à ce grand journal. Or, comme il arpentait le boulevard Rochechouart, une voix, soudain, le tira de sa méditation:
– Fleurissez-vous, monsieur… Étrennez-moi, pour vous porter bonheur…
Séga1ens allait passer outre; il leva les yeux sur la bouquetière et demeura ébloui. La physionomie de radieuse jeunesse qu’il vit, ce regard limpide, ce sourire d’un charme inexprimable, le troublèrent d’une étrange et profonde émotion: c’était la naissance rapide, l’envolée irrésistible de tous les véritables amours.
Quoi qu’il en soit, Ségalens avait dix sous dans sa poche (on était à la fin du mois): il les donna pour avoir un œillet que, rentré chez lui, il mit entre les feuillets d’un volume des poésies de Ronsard.
La bouquetière s’éloigna en remerciant d’un gentil sourire.
Et Ségalens suivit ce sourire!… Il l’eût suivi au bout du monde.
Son rendez-vous, la lettre de recommandation, son entrée certaine dans l’un des premiers journaux de Paris, tout cela tomba dans le néant des oublis insondables; il n’y eut plus qu’une chose au monde: cette silhouette de grâce, d’harmonie et de charme qui se balançait devant lui, qui le fascinait, l’attirait invinciblement.
Il ne se réveilla qu’à la porte de son logis: la bouquetière demeurait dans la même maison que lui…
XVI PROVOCATION D’AMOUR ET PROVOCATION DE HAINE
Lorsque Ségalens eut monté les marches du perron de l’hôtel d’Anguerrand, lorsqu’il pénétra dans le grand salon du baron Gérard, lorsqu’il vit cette cohue élégante, ces épaules nues où scintillaient les regards pervers des diamants, lorsqu’il eut embrassé d’un coup d’œil les lignes sévères des hautes tapisseries, les massifs de plantes rares, les bouquets d’électricité, la foule des visages armés des mêmes sourires, il demeura un instant frappé d’admiration.
Et, déguisant soigneusement ses émotions et ses admirations, Ségalens avisa un jeune homme en frac qui passait prés de lui.
Monsieur, dit-il, je suis étranger à la brillante société que je vois ici; je suis venu avec une lettre d’invitation qui a été adressée au directeur de l’Informateur , et qu’il m’a remise…
– Ah! bon… Vous venez pour une interview, alors?
– Un écho, simplement. Voudriez-vous avoir la complaisance de m’indiquer Mme la baronne d’Anguerrand?…
– Comment! Vous ne connaissez pas la belle Sapho? Mais tout le monde la… connaît! D’où tombez-vous, mon cher monsieur?… de la lune?…
– De bien plus loin: de Tarbes! fit froidement Ségalens.
– Très bien! fit le jeune homme en riant. Monsieur, ajouta-t-il, je m’appelle Max Pontaives. Qui aurai-je l’honneur de présenter à la baronne d’Anguerrand?
– Anatole Ségalens! répondit le Tarbais en se redressant.
Venez donc, cher monsieur…
Les deux jeunes gens s’avancèrent vers la baronne Adeline.
– Madame, dit Max Pontaives, voulez-vous me permettre de vous présenter M. Anatole Ségalens l’un des plus fins reporters de l’ Informateur ?
– Madame la baronne, mon directeur m’a envoyé prendre quelques notes sur la belle fête dont vous éblouissez Paris. Et cela, madame, me sera une tâche aisée, malgré tant de magnificence… mais pourrais-je traduire l’impression de charme et de respect que me produit la maîtresse de cet hôtel.
– Mon cher Max, dit Adeline de sa voix où frissonnaient des caresses, présenté par vous, monsieur est de mes amis. Aussi vais-je tout de suite abuser de lui en le priant de m’offrir son bras pour me conduire à mon fauteuil…
Pontaives salua et fit deux pas en arrière, laissant le champ libre à Ségalens, qui le remercia d’un balbutiement du regard, et en même temps, présenta son bras à la baronne d’Anguerrand.
De la place où ils se trouvaient jusqu’au fauteuil de la baronne, il y avait peut-être dix pas. C’est dans l’espace de ces dix pas qu’eut lieu cet entretien presque terrible par la soudaineté, l’explosion des passions qui s’y manifestaient:
– Que pensez-vous de moi? demanda Sapho, la voix un peu rêche, comme si elle eût eu la gorge en feu.
– Je pense, dit Ségalens, affolé – ne sachant plus ce qu’il proférait, incapable d’arrêter des paroles qu’il eût voulu rattraper à peine sorties – je pense que si vous continuez à me regarder ainsi, vous allez me rendre fou. Je pense que ma folie, madame, dût-elle me perdre à vos yeux, est une sensation à mourir de souffrance et de plaisir…
J’ai à Paris une vaste influence. Vous n’êtes qu’un pauvre journaliste. Je ferai de vous quelqu’un, si vous avez foi en moi… si vous vous donnez tout entier, sans restriction, avec la fidélité d’un chien et la force d’un lion. Voulez-vous?…
– Je vous adore, balbutia Ségalens. Prenez ma vie et faites-en ce que vous voudrez!
– Demain, à trois heures, présentez-vous ici, acheva Sapho dans un murmure imperceptible.
Et en même temps elle prenait place dans son fauteuil, tandis que Ségalens se rendit au fumoir.
Comme Ségalens, tout rêveur et encore pâle de la stupéfiante aventure qui lui arrivait, plongeait une main distraite dans une boîte de cigarettes, une voix railleuse murmura à son oreille:
– Eh bien, que dites-vous de la petite fête?
Ségalens se retourna et reconnut la physionomie fine, sceptique et souriante de Max Pontaives.
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