– D’abord, merci, fit-il, pour m’avoir repêché dans ce flot où je me serais noyé sans vous.
– Vous me plaisez, voilà tout, dit Max Pontaives et puis, cela m’amuse. Et la belle Adeline, qu’en dites-vous?…
– La baronne! murmura Ségalens en frissonnant.
Elle est bien belle!…
– Oui. C’est une honnête dame selon Brantôme, qui manque vraiment à notre époque.
Ségalens pâlit, mais, gardant son sang-froid:
– Je soupçonne Brantôme, dit-il, d’avoir été un fat.
– C’est qu’apparemment vous l’avez mal lu, dit quelqu’un derrière lui d’une voix sèche.
– Attention! souffla Pontaives à Ségalens. Voici la mauvaise affaire qui vient!… Celui qui vous parle vous a vu donner le bras à la baronne, et… dame!…
Se retournant en même temps, le jeune homme dit en souriant:
– Bon! voilà Robert qui prend feu pour son auteur favori…
Et il se hâta d’ajouter:
– Mon cher ami, monsieur Anatole Ségalens, une fine plume. Cher monsieur Ségalens, le marquis Robert de Perles, une fine lame.
Robert de Perles et Anatole Ségalens, une seconde, se regardèrent.
Yeux bleus d’acier, les traits réguliers, la bouche dure, très élégant, Robert de Perles s’était incliné froidement, et, avec une suprême impertinence:
– Alors, vous disiez, monsieur… Anatole Ségalens?
– Je disais, monsieur… le marquis Robert de Perles, que le sire de Brantôme était un triste sire, une façon d’écouteur aux portes, une manière d’espion comme tous ces faiseurs de mémoires qui ont écrit pour les rats de bibliothèque; je disais enfin que, si j’eusse vécu de son temps et que j’eusse été le mari, le frère ou l’amant de l’une de ces honnêtes dames dont il compte rageusement les sourires, je l’eusse bâtonné!…
– Bravo! dit une voix.
Le marquis de Perles, qui allait répondre, devint très pâle et demeura immobile, les yeux tournés vers celui qui venait d’entrer au fumoir; et on eût dit que toute la haine qui, dans son regard, menaçait Ségalens, convergeait maintenant sur le nouveau venu…
Et ce nouveau venu, c’était le baron Gérard d’Anguerrand… le maître de la maison!
Il passa, rapide, souple, souriant, charmeur.
Lorsqu’il s’éloigna, Robert de Perles eut un soupir et passa sa main sur son front moite. Il oubliait peut-être Ségalens. À ce moment, deux ou trois jeunes gens qui l’entouraient s’écrièrent en riant:
– Robert lâche Magali pour Brantôme!… Robert! tu nous as commencé l’histoire de Magali… Il nous faut la fin! Vive Magali!… Conspuez Brantôme!…
– Magali! songea Ségalens en tressaillant. Le nom de ma voisine du troisième!… Est-ce qu’il s’agirait de la pauvre petite couturière?…
– Eh messieurs, reprenait le marquis de Perles, la fin est banale. La fin, c’est la fin, pareille à toutes les fins. F, i, ni… fini… Je me suis lassé un beau matin de chanter le duo de Magali.
Et qu’est-elle devenue, votre Magali? demanda Max Pontaives.
– Ma foi, mon cher, si vous tenez à le savoir, je vous préviens que c’est loin, très loin. Mais surtout, si vous y allez, ne me renseignez pas, je vous prie…
– Je vais vous renseigner tout de suite, moi! dit Ségalens avec une sorte de rudesse.
Max Pontaives eut un geste désolé et murmura en lui-même: «C’était inévitable! Pauvre garçon! Il ne sait pas à qui il se heurte!… Je l’ai pourtant prévenu que Robert était une lame dangereuse…»
Robert de Perles avait instantanément perdu son air provocateur et pris une attitude d’une excessive politesse.
– Renseignez-moi donc, fit-il, je ne demande pas mieux. Voyons… qu’est devenue ma petite Magali?
– Elle meurt de faim, dit Ségalens. Toute la maison de la rue Letort… où j’ai eu l’occasion de faire quelques visites, connaît son histoire simple et navrante… banale, comme vous disiez.
– Trémolo à l’orchestre! dit Robert de Perles en riant du bout des dents.
– Messieurs, soyez juges de l’histoire. Puisque M. le marquis aime les duos et les trémolos, faisons de la musique… de chambre; la musique de plein air viendra ensuite, s’il le faut!
– Ce garçon-là est fou, grommela le vieux général.
– Messieurs, reprit Ségalens sans baisser la voix, celle qu’on appelle la petite Magali fut remarquée il y a un an à peu près par un gentilhomme qui la trouva à son goût. La petite résistait. Le noble sire allait renoncer à sa poursuite, lorsqu’un jour des ouvriers vinrent exécuter des réparations dans son hôtel. L’un de ces ouvriers, messieurs, était le père de Magali…
Robert de Perles devint livide…
– Mais ceci, balbutia-t-il, n’a rien à voir avec…
– Avec vos amours, monsieur le marquis?… Aussi parlé-je d’un certain gentilhomme qui peut bien ne pas être vous… car il est impossible que vous ayez commis l’infamie que je vais dire…
– Prenez garde! gronda Robert de Perles.
– Je prends garde, et je continue! dit Ségalens. L’ouvrier en question, messieurs, je veux dire le père de Magali, était pauvre, très pauvre; peut-être avait-il la tête un peu faible… Cet homme, en travaillant, vit un petit secrétaire. La clef était sur la serrure. Il voulut ouvrir. Mais cette clef, messieurs, comme par hasard, ne fonctionnait pas. Il força, la serrure fut brisée… c’était une effraction… Le secrétaire ouvert, l’homme y vit un paquet de billets de banque: en tout dix mille francs… il les mit dans sa poche… Or, messieurs, un quart d’heure plus tard, deux agents arrêtaient l’homme!… Vous devinez, je pense que le secrétaire, la fausse clef qui devait briser la serrure, la liasse de billets, tout cela avait été préparé par le gentilhomme C’était une amorce, un traquenard, un guet-apens…
– C’est faux! bégaya le marquis de Perles en jetant autour de lui des yeux hagards.
– Ah! monsieur, prenez garde à votre tour, dit Ségalens avec son terrible sang-froid. Vous allez nous faire croire que vous connaissez ce gentleman et que vous avez de bien laides fréquentations…
– Le roman chez la portière! essaya de ricaner Robert de Perles.
– Le père de Magali arrêté, continua Ségalens; le gentilhomme s’en vint trouver la jeune fille et lui dit: «Votre père est accusé de vol avec effraction. Cela ira dans les cinq ans. Peut-être le bagne. Soyez à moi, je retire ma plainte, et me fais fort d’arrêter la poursuite…» Messieurs, Magali se donna. N’est-ce pas que le tour était bien joué?…
– Ce gentilhomme est un rude jean-foutre! grogna le vieux général qui, ayant la tête un peu dure, ne comprenait pas que, peut-être, il s’agissait de Robert lui-même.
– Messieurs, continua Ségalens, que pensez-vous maintenant que fit le gentilhomme lorsque Magali se fut donnée à lui?… Il tint parole, sans doute? Il usa de son influence pour sauver le père? Enfin, il agit, n’est-ce pas, en honnête commerçant qui, ayant reçu livraison de la marchandise, paye à l’échéance?… Eh bien! vous n’y êtes pas! Il eut peur de la vengeance de cet ouvrier. Sa déposition fut telle que le voleur fut condamné à huit ans de réclusion. Il est en centrale. Et sa fille meurt de faim!… Monsieur le marquis, réparez, si vous le pouvez. Justifiez-vous, si vous l’osez!…
Robert de Perles, la sueur au front, les yeux injectés de sang, fit deux pas vers Ségalens.
– Oseriez-vous insinuer, gronda-t-il, d’une voix que la fureur à son paroxysme faisait trembler, qu’il y a quoi que ce soit de commun entre moi et… celui dont vous parlez?
– Je ne l’insinue pas! dit Ségalens d’un accent qui faisait balle. Je l’affirme!…
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