– Trois minutes, messieurs! cria Gérard.
Ségalens abaissa la pointe de son épée:
Robert de Perles était sauvé!… Sauvé par Gérard d’Anguerrand qui, au moment terrible, venait d’arrêter net le combat.
– Sang-dieu! ne put s’empêcher de dire Ségalens, les minutes sont brèves à Paris!…
En effet, Max Pontaives qui, à ce moment, consultait son chronomètre, constata qu’il s’en fallait d’une vingtaine de secondes que la reprise de trois minutes fixée au procès-verbal fût accomplie.
Au bout de deux minutes, le combat fut repris; cette fois, c’était Pontaives qui le dirigeait.
– Avec moi, murmura-t-il à l’oreille de Ségalens, les minutes seront chronométriques…
– À la mode de Tarbes, fit Ségalens.
– Vous n’avez plus que deux mètres derrière vous! glissait Gérard à de Perles.
– C’est plus qu’il n’en faut pour prendre ma revanche! dit Robert avec un sourire livide.
L’instant d’après, les épées se croisèrent, et de Perles, attaquant par un formidable écrasement, bondit en roulant un double contre de quarte sur lequel il se fendit à fond.
– Malédiction! rugit-il en lui-même.
La pointe de son épée venait de se heurter à la coquille de Ségalens, et Robert, ayant pris, une autre lame, se remit en garde.
Cette fois, les deux hommes se risquaient davantage. De Perles préparait son grand coup, le coup terrible qui le faisait roi des salles d’armes, et dans la foule, ceux qui connaissaient ce tireur murmuraient en regardant Ségalens:
– Le pauvre garçon est perdu… le marquis va le tuer… il y va de sa réputation entamée par sa reculade de tout à l’heure…
En effet, à ce moment, Robert de Perles rompait d’un pas et semblait appeler, attirer son adversaire, d’un sourire sinistre; ses yeux, si froids d’ordinaire, fulguraient… Ségalens bondit en avant; c’était le moment terrible; devant le bond de Ségalens, le marquis, d’un seul temps, se fond en arrière et jette le bras en avant; à la même seconde, il s’écrase sur le sol, s’appuyant à terre de la main gauche, tandis que, de la main droite, il présente la pointe à Ségalens lancé dans son bondissement…
La foule, dans cette inappréciable seconde, est demeurée silencieuse, mais de tous les yeux, c’est un véritable cri d’angoisse qui jaillit… le malheureux jeune homme lancé sur le fer de Robert va s’enferrer!…
Et tout à coup, c’est un vaste soupir de soulagement qui monte de toutes les poitrines; par une violente contraction musculaire, dans un mouvement de conservation purement instinctif, Ségalens s’est arrêté en plein élan… arrêté à deux centimètres de la pointe que lui tend Robert écrasé sur le sol, dans sa manœuvre de traître… et aussitôt, à ce soupir de soulagement succède un cri que cette fois nul ne peut retenir… Emporté par son mouvement d’attaque, Ségalens, à l’instant précis où il s’est arrêté, a tendu le bras, son épée a décrit une parade de seconde qui chasse violemment l’épée ennemie, et par une riposte foudroyante, sa pointe pénètre à fond dans l’épaule droite du marquis!
Tumulte, tourbillonnement dans la masse des spectateurs; on s’approche, on se penche, les médecins se précipitent…
À ce moment, Robert de Perles ouvre les yeux, regarde autour de lui… et tout à coup ce regard atone de l’homme qui va mourir s’emplit d’une épouvante sans nom; ses yeux s’ouvrent démesurément et se fixent dans un vertige d’horreur sur quelque chose ou quelqu’un…
Quelqu’un!…
Un homme… un gueux… un être pâle et sombre, misérablement vêtu d’un bourgeron bleu d’ouvrier sans travail, les souliers boueux, un homme qui, appuyé sur un bâton, est entré dans le jardin au moment où Robert de Perles préparait son dernier coup!…
Il s’est approché en frémissant comme s’il avait le droit d’être là!…
C’est sur cet homme que le regard vacillant du blessé vient de se fixer…
Et cet homme, c’est Pierre Gildas, le père de Magali et de Zizi…
Robert de Perles eut un râle que chacun attribua à l’agonie et qui était un râle de terreur. Il se tordit un instant sur le sol, puis il demeura immobile, les yeux fermés…
Alors, le père de Magali eut un mystérieux et sombre sourire; il se recula, se perdit dans la foule, sortit de la villa, et, sans hâte, appuyé sur un bâton, prit le chemin de Paris…
Les médecins s’étaient agenouillés près du marquis de Perles, découvraient le buste, auscultaient la poitrine, visitaient la blessure…
– Il est mort! murmura l’un des médecins dans l’affolement de la première minute.
Et ce mot: «Mort!» courut de bouche en bouche; toutes les têtes se découvrirent…
À ce moment, un homme s’approcha de Gérard d’Anguerrand et dit:
– Pardon, monsieur le baron: mon maître est mort?…
Gérard reconnut le valet de chambre du marquis et répondit:
– Hélas! oui, mon pauvre Baptiste…
– En ce cas, répondit le valet de chambre, voici une lettre pour vous.
Et Baptiste tendit à Gérard d’Anguerrand la lettre que le marquis de Perles – l’amant d’Adeline! – avait écrite dans la nuit!…
Gérard prit l’enveloppe, la considéra un instant, puis, préoccupé des soins que lui imposait l’issue du duel où il était premier témoin du mort, il mit la lettre dans sa poche.
À ce moment, le médecin de Ségalens étudiait la blessure, grommelait entre ses dents:
– Mort? Cet homme n’est pas mort… et même… et même, j’ai idée qu’il en reviendra!…
* * * * *
Le blessé fut transporté dans sa propriété (voisine, on s’en souvient, de celle de Pontaives). Non, il n’était pas mort! Une heure plus tard, lorsqu’il eut été pansé, et qu’étendu dans son lit, la vie lui revint à flots, il ouvrit les yeux, jeta sur les personnes qui l’entouraient un regard de terreur et murmura:
– L’homme! où est l’homme!…
– Quel homme?
– Le condamné!… il s’est évadé… qu’on l’arrête!… murmura le marquis en retombant à la syncope.
– C’est le délire, fit le médecin, en hochant la tête.
* * * * *
– Eh bien? demanda anxieusement Ségalens à Max Pontaives lorsque celui-ci revint à l’hôtel de Perles où il avait été aux nouvelles.
– Soyez rassuré: on répond de sa vie.
– Ouf! dit Ségalens en pâlissant de joie dans la violente réaction qui s’opérait en lui.
– Ainsi, fit Pontaives d’un ton singulier, vous êtes heureux que Robert survive?
– Heureux? Certes! Je viens de passer une heure abominable. Je n’aurais jamais cru qu’il fût aussi terrible de se dire: j’ai tué un homme. Et pourquoi? Cet homme ne m’avait rien fait, à moi!… L’histoire de Magali, si triste qu’elle soit, ne me regardait pas, moi!… Allons, tout est bien qui finit bien.
– Ainsi, reprit Pontaives sur le même ton, vous croyez que c’est fini?
– Que voulez-vous dire?
– Je veux vous dire de prendre garde, et que vous avez là maintenant un redoutable ennemi. Robert de Perles est un haineux. Et il est terriblement armé pour la bataille parisienne. Il ne pardonne pas. Vous lui avez enlevé Sapho…
– Moi?… Allons donc!…
– Si cela n’est pas, tout le monde le croit, et c’est la même chose.
«Pour commencer, si vous avez besoin d’argent, ne vous gênez pas. Je suis riche; mon père a eu l’heureuse idée de me laisser quelque chose comme quatre cent mille francs de revenu. Et voyez la cocasserie, cet argent m’ennuie. Je suis seul. Je suis orphelin comme vous. Je ne me sens de goût pour aucune des innombrables pécores qui font les yeux doux à ma fortune. Et puis, fonder un foyer, une famille, m’empêtrer d’une femme, d’enfants… J’en ai le frisson rien que d’y songer.
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