– J’étais près de la villa Pontaives, dit gravement Gildas. J’ai tout vu tout ce qui s’est passé sur la route, du moins…
– Alors, reprit Jean Nib en frémissant, dites-moi… oh! dites-moi cela, voyez-vous, et c’est comme si vous m’auriez sauvé dix fois la vie… Écoutez, c’est bien dans la villa Pontaives que ça s’est passé… j’étais là avec deux femmes… et l’une d’elles, voyez-vous…
La voix de Jean Nib devint si faible, si tremblante, qu’on eût dit un gémissement.
– J’y suis! s’écria Gildas. Vous voulez savoir ce que sont devenues les femmes?
– Oui, oui! gronda Jean Nib. Vous les avez vues? Oh! vous l’avez vue?…
– Oui! je les ai vues! Si c’est ça qui vous tourmente, rassurez-vous elles ne sont pas mortes…
Jean Nib poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot.
– Qu’en ont-ils fait? demanda-t-il sourdement.
– Ils les ont jetées dans une voiture avec un troisième qui avait l’air d’un gamin… Puis, la voiture s’est éloignée et j’ai entendu qu’on disait au cocher: «Conduis-les au poulailler!»
– Au poulailler?… Qu’est-ce que c’est? réfléchit Jean Nib. Qu’est-ce que Biribi appelle le poulailler?… J’ai ce mot-là pour m’y retrouver… Quand je devrais interroger toute la pègre, quand je devrais…
– Nous sommes arrivés, dit Pierre Gildas.
Jean Nib, à la suite de Pierre Gildas, entra dans une maison d’assez pauvre apparence, et monta au quatrième étage, qui était le dernier de la maison. Là, ils entrèrent dans un petit logement composé de deux pièces assez étroites. L’une de ces deux pièces était sommairement meublée d’un lit de fer, d’une table, de deux chaises et de quelques ustensiles. Il y avait un peu de charbon dans la cheminée.
– Voilà, dit Pierre Gildas, je vous ai loué ça; c’est payé pour six mois; j’ai dit que je louais pour mon frère, qui s’appelle Florent… vous retiendrez ce nom? Maintenant, j’ai à vous parler… Mais c’est tellement extraordinaire, ce que j’ai à dire, que je me demande si vous me croirez, et que je ne sais comment vous expliquer. Je crois que je peux toujours vous demander ceci: «Connaissez-vous quelqu’un qui s’appelle Anguerrand?…»
– Le baron d’Anguerrand? exclama Jean Nib en pâlissant.
– C’est cela! baron d’Anguerrand! C’est bien le nom qui a été si souvent prononcé… Le connaissez-vous?…
– Je le connais. Mais je donnerais bien dix ans de ma vie pour ne l’avoir jamais connu. Je n’ai vu d’ailleurs cet homme qu’une fois ou deux, mais les circonstances sont gravées là… Plus moyen de les effacer, de les oublier… Mais comment le connaissez-vous, vous? Et pourquoi m’en parlez-vous?
– Je ne le connais pas. Laissez-moi encore vous demander une chose: ce baron d’Anguerrand est-il votre parent?…
– Mon parent?… Vous perdez la boule?… Comment le baron d’Anguerrand serait-il parent de Jean Nib?…
– Encore une question… dit Pierre Gildas bouleversé par l’émotion.
Il s’approcha de Jean Nib, lui prit la main et, après une minute d’hésitation, lui dit:
– Je vous ai affirmé que je m’appelais Robert Florent. J’ai menti: je m’appelle Pierre Gildas. Ça ne vous dit rien? Écoutez. Vous avez peut-être lu dans les journaux qu’un assassinat a été commis à Neuilly…
– Chez le marquis de Perles. J’ai même lu que moi, Jean Nib, j’étais accusé de ce crime.
Pierre Gildas frissonna. Il devint très pâle. Un violent combat se livra en lui. Il eut une minute d’angoisse et de terrible hésitation. Enfin d’une voix ferme, il prononça:
– L’assassin du marquis de Perles, c’est moi… moi, Pierre Gildas. J’ai tué cet homme pour me venger. Maintenant que je vous ai dit cela, voulez-vous répondre à ma dernière question? Voulez-vous me dire votre nom, à vous, votre vrai nom?…
Jean Nib, en proie lui-même à une indicible émotion, avait écouté avec un morne étonnement l’aveu qui venait de lui être fait spontanément.
– Mon nom? dit-il, mon vrai nom? Vous le connaissez… Je m’appelle Jean Nib!…
– Jean Nib!… Cela veut dire Jean Rien…
– Eh bien! mon nom dit la vérité, voilà tout! Une rude vérité! Rien!
– Rien!… C’est-à-dire pas de nom de famille? Pas de parents?…
– Et le reste. Rien au monde. Voilà mon cas, à moi, et voilà mon nom. Si j’en ai un autre, gronda Jean Nib, cet autre, je ne le connais pas et ne le connaîtrai jamais!…
– C’est cela! c’est, bien cela! murmura Pierre Gildas dont l’agitation croissait d’instant en instant.
Jean Nib le considérait avec étonnement. Il pressentait que Pierre Gildas avait quelque secret terrible à lui confier. Les suppositions se succédaient dans son esprit, et celle à laquelle il s’arrêta fut que l’assassin du marquis de Perles avait peut-être un coup à lui proposer.
Jean Nib s’était assis prés du feu et songeait. Pierre Gildas allait et venait d’un pas fébrile dans la chambre.
Puis il vint s’asseoir près de Jean Nib, et prononça:
– Je vais tout vous dire… tout ce que j’ai deviné… tout ce qui doit être la vérité…
Les deux hommes se penchèrent vers le feu, et, d’une voix très basse, Pierre Gildas commença:
– Je vous ai dit que mon maître s’appelle le comte de Pierfort, n’est-ce pas? Je le croyais. Mais maintenant, je crois qu’il s’appelle autrement… et si ce que je crois avoir vu est vrai, c’est horrible… Dites-moi, l’avez-vous vu, vous?
– Qui ça? le comte de Pierfort?… Non, je n’ai vu que vous…
– Ainsi, vous ne l’avez pas vu lorsqu’il est entré dans la chambre où je vous avais mis?
– Non, et j’ignorais qu’il fût venu, qu’il m’eût vu…
– Eh bien, il est venu! Il vous a vu!… dit Pierre Gildas en frissonnant.
– Qu’est-ce qu’il y a là de si terrible? fit Jean Nib.
– Attendez!… Écoutez-moi attentivement… Mais, avant tout, dites-moi, n’avez-vous aucun souvenir de votre enfance? du lieu où vous seriez né?…
– Aucun souvenir, je ne sais rien de cela…
Pierre Gildas demeura quelques instants rêveur, puis reprit:
– Vous n’avez aucune idée de ce que serait un nommé Barrot?… Vous n’avez aucun souvenir d’une forêt que vous auriez vue autrefois?… Vous ne vous rappelez pas du tout un fleuve qui serait la Loire?…
– Barrot?… La forêt?… La Loire?… murmura Jean Nib, en passant ses mains sur son front. Non. Je n’ai aucune idée de tout cela. Et pourtant, c’est drôle… quelqu’un m’a fait les mêmes questions un soir que j’avais bu, moi qui ne bois jamais! Faut dire que c’était du champagne… et du fameux…
– Peut-être aviez-vous, devant ce quelqu’un, dit des choses dont vous ne vous souveniez plus après?…
– C’est possible…
– Cela prouve au moins que j’ai bien entendu… que je ne me suis pas trompé… Écoutez: la chambre que vous occupiez dans l’hôtel de celui qui se fait appeler le comte de Pierfort est située au-dessus de la mienne. C’est-à-dire que, pour monter à l’étage où vous étiez, il fallait passer devant ma porte… Le soir du jour où je vous ai fait entrer dans l’hôtel, je vous ai quitté vers dix heures. Vous dormiez et il semblait que vous deviez passer une nuit paisible… Rentré dans ma chambre, je songeais à des choses et à d’autres que j’avais dans la tête, lorsque je crus qu’on passait doucement devant ma porte… Toute lumière éteinte, j’ouvris sans bruit, et je vis que quelqu’un montait… Je montai derrière ce quelqu’un… Lorsqu’il ouvrit votre porte, la lampe qui brûlait dans votre chambre l’éclaira; je reconnus le comte de Pierfort, mon maître… Quand je le vis entrer chez vous, je supposai donc que la curiosité seule le poussait. Je m’approchai. Je collai mon œil à la serrure. Et je vis le comte s’approcher de vous… je le vis vous toucher à l’épaule… puis, je le vis reculer et, distinctement, je l’entendis qui prononçait votre nom avec une sorte de terreur et de haine…
Читать дальше