— Appelez-moi Georges. Mesdames et messieurs les journalistes, tout ce que je viens de dire, bien entendu, c’est off, archi-off! M lle Breuil est une jeune conservatrice qui nous accompagnera, elle mène une négociation très délicate pour le compte de nos musées. Tout peut échouer. Je vous serais vraiment reconnaissant de ne rien laisser fuiter. J’insiste.»
Puis, élevant la voix, le ministre ajoute, devant l’intéressé impassible:
«Nous avons la chance d’avoir parmi nous M. Bonlarron, admirable savant, conservateur général du patrimoine, qui supervise l’opération. Je vous avoue que j’aurais aimé, dans une autre vie, être un homme comme lui. Conservateur à Versailles, quand j’avais dix-sept ans, me paraissait le plus beau métier du monde. Puis Sciences-Po et l’univers de l’entreprise m’ont détourné de cette voie. Je veux toujours associer la culture, les musées, la création contemporaine aux actions que je mènerai comme ministre des Finances et de l’Industrie. C’est capital, pour la France, car c’est le capital de la France.»
Les journalistes, en cadence, notaient à la volée ces phrases du nouvel aigle de Bercy. Un tabac.
Wandrille, Pénélope et Bonlarron se sont repliés dans un compartiment de seconde. Jean de Saint-Méloir s’assied avec eux. Ils regardent les terrils par la fenêtre.
«Vous savez, Wandrille, la meilleure preuve que c’est une mauvaise idée, ces copies, on va l’avoir la semaine prochaine. Faire une copie coûte une fortune. En vente, ensuite, ça ne vaut plus rien. J’ai repéré à la salle des ventes de Versailles, aux Chevau-Légers, une imitation excellente d’un beau bureau plat portant l’estampille de François Gaspard Teuné, né en 1726 et mort Dieu sait quand, commandé par un frère de Louis XVI, le comte d’Artois futur Charles X, pour sa bibliothèque au château. C’est une copie faite pour Sir Richard Wallace, celui qui était tellement francophile qu’il a légué ses sublimes collections de meubles et de tableaux à Londres, et à Paris les fontaines Wallace, avec nos regrets éternels.
— Et pas ce bureau?
— À la Wallace Collection on expose beaucoup de meubles de Versailles, tous authentiques. Comme la table qui va être vendue bientôt était faite pour aller avec une paire d’encoignures que la Wallace possède, et que c’était une copie, on a dû s’en débarrasser quand la collection londonienne est devenue un musée. Ce meuble revient à la surface aujourd’hui. Regardez l’estimation du catalogue: c’est accessible. Ce bureau fait parfaitement illusion. Il ne devrait pas dépasser l’estimation haute.
— Achetez pour Versailles!
— Pas de faux à Versailles! Je sais où se trouve l’original du meuble. Mon collègue de la Wallace n’en a pas la moindre idée. Il sera en vente dans une dizaine d’années, vous verrez. Je guette. Celui-ci, achetez-le-vous, je suis sûr que vous pouvez vous l’offrir, mettez dans le coup M mevotre mère. C’est le cadeau idéal pour saluer une nomination ministérielle. Ce bureau à Bercy, ce sera magnifique, mais attention, pas de téléphone dessus et pas de fauteuil moderne en cuir noir, je vous en conjure! Mais votre père est un homme élégant, il a des costumes impeccables.
— Pas comme ceux de Wandrille, qui flottent un peu, vous ne trouvez pas?»
Pénélope profite de ce que Bonlarron a entrepris Wandrille pour rire avec Jean de Saint-Méloir, qui a été en poste à Pékin jusqu’à l’année précédente. Elle commence à le cuisiner. Il lui répond avec franchise:
«Si je connais M. Lu! Et comment, c’est un de nos interlocuteurs au Quai!
— Vous l’avez rencontré?
— Jamais, je passe toujours par des intermédiaires. Vous avez eu de la chance, si je puis dire, de le voir. Il faut Versailles pour qu’il se déplace en personne! À Pékin, on évitait ses restaurants, tout est aussi sain là-dedans que le contenu d’une gourde de cycliste du Tour de France. Je ne sais pas à quoi il ressemble, on a vu peu de photos de lui, mais c’est aujourd’hui un des plus riches, un de ceux qui vont compter dans les années à venir.
— D’où sort-il?
— Il a commencé sa carrière en tuant sa professeur d’histoire à coups de balai planté de clous, avec son petit frère, quand il avait dix ans. Cela lui a permis de s’intégrer ensuite sans difficulté dans l’aristocratie des gardes rouges. Dans les années 1980, il a fait partie du petit nombre qui a eu le droit d’aller faire ses études à l’étranger. Lui, ça a été la Sorbonne. Il est aujourd’hui au cœur d’un réseau de connaissances, ce qui permet de bien vivre à Shanghai. On appelle cela un guanxi, network si vous voulez un équivalent… Il a développé sa chaîne de restaurants dans les galeries marchandes des supermarchés… Je suis vraiment surpris qu’un homme comme ça s’intéresse à Versailles, lui, son idéal architectural, c’est plutôt le shopping mall .»
Une voix annonce que le train se prépare à entrer sous le tunnel. Le téléphone de Wandrille sonne. Il l’éteint sans répondre et le met dans sa poche. Le numéro qui vient de s’afficher est celui de Léone de Croixmarc.
10.
Un château de la Loire dans le Buckinghamshire
Waddesdon Manor, Royaume-Uni, 1 erdécembre 1999, en début d’après-midi
Waddesdon se trouve à deux heures de Londres. L’ambassade de France a prêté un break et un chauffeur. La caisse est transportée avec les honneurs dus aux musées nationaux.
À l’entrée du domaine, le drapeau flotte. Wandrille sourit, baye aux corneilles. Il pense à Léone, à Sourlaizeaux, à Coysevox, à Rocroi. Pas pu trouver trois minutes seul pour écouter son message. Pourvu qu’après ce baiser dans les bois, elle ne soit pas tombée amoureuse, pense-t-il avec satisfaction.
L’homme qui les attend est un des conservateurs, que Bonlarron semble connaître et qui parle, heureusement, un excellent français.
«Ici, l’architecte, c’est Hippolyte Alexandre Destailleur, le grand, celui qui a refait Vaux-le-Vicomte de fond en comble et créé le mausolée de Napoléon III et Eugénie à Farnborough. Waddesdon est sans doute ce qu’il a construit de mieux.
— Je vois, fait Pénélope tandis que Wandrille baisse les yeux, il a voulu imiter les châteaux français, on n’y croit pas un instant. Bâtir un château de la Loire dans le Buckinghamshire en 1870, c’était osé.»
Le conservateur britannique, en remontant la grande allée, s’offre le plaisir sadique de leur redire que tout, à l’intérieur, est authentiquement français, et du plus pur XVIII e. Tandis que le baron Haussmann, pour percer ses avenues, faisait jeter à bas des dizaines d’hôtels particuliers parisiens, les Anglais achetaient des boiseries sublimes à l’encan. Ici, aucune «reproduction»: la salle de billard vient d’un château des Montmorency, la petite salle à manger et le boudoir de l’hôtel du maréchal de Richelieu, le salon gris, c’est l’ancien hôtel de Lauzun découpé en morceaux, la chambre de la tour où se trouve la fameuse table vient d’une villa de Beaujon, le fermier général. Pour les meubles, la collection comprend aussi bien le bureau à cylindre de Beaumarchais décoré de marqueteries en trompe l’œil représentant des pamphlets, qu’une commode de Riesener faite pour Madame Élisabeth sœur de Louis XVI, des porcelaines de Sèvres, la fameuse boîte à priser en or de M mede Pompadour avec le couvercle qui représente un épagneul jouant avec un caniche…
«Sommes impatients, grommelle Wandrille.
— Venez, le temps que l’on fasse monter votre caisse dans la tour, je vous montre. Mr. Bonlarron, vous connaissez tout cela par cœur.
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