L’enthousiasme de Nicolas n’avait plus de bornes et cela se voyait. En écoutant Catherine, l’eau lui était venue à la bouche et sa faim s’en était trouvée augmentée. Ce fut ainsi qu’il fit la conquête de Catherine Gauss, native de Colmar, ancienne cantinière à la bataille de Fontenoy, veuve d’un garde-française et cuisinière du commissaire Lardin. La redoutable servante avait définitivement adopté Nicolas. Il avait déjà un allié dans la place et il se sentait rassuré par son pouvoir de séduction.
Le dîner laissa à Nicolas des souvenirs confus. La splendeur de la table avec ses cristaux, son argenterie, le damas éclatant de la nappe, lui procura un sentiment de bien-être. La chaleur de la pièce aux boiseries grises rechampies d’or et les ombres portées par la lueur des chandelles créaient une atmosphère ouatée qui. s’ajoutant à son état de faiblesse, alanguit Nicolas à qui le premier verre de vin monta à la tête. Le commissaire n’était pas là et seules sa femme et sa fille l’entouraient. Elles paraissaient avoir presque le même âge et il comprit assez vite que Louise Lardin n’était pas la mère de Marie, mais sa belle-mère, et que les deux femmes n’éprouvaient guère d’affection l’une pour l’autre. Autant la première paraissait soucieuse de manifester une autorité un peu coquette, autant l’autre demeurait réservée, observant leur invité sous ses cils baissés. L’une était grande et blonde, l’autre menue et brime.
Nicolas fut surpris de la délicatesse des mets servis. Le potage de chapons aux huîtres fut suivi d’un entremets d’œufs marbrés, d’une capilotade de perdrix, d’un blanc-manger et de beignets aux confitures. Nicolas, dont l’éducation dans ce domaine avait été bien faite, reconnut dans le vin de couleur cassis qu’on lui servait un cru de Loire, sans doute un bourgueil.
Mme Lardin l’interrogeait discrètement sur son passé. Il eut le sentiment qu’elle souhaitait surtout éclaircir l’origine et la nature de ses relations avec M. de Sartine. La femme du commissaire avait-elle été chargée par son mari de le faire parler ? Elle lui servait à boire avec tant de générosité que cette idée l’effleura, puis il n’y pensa plus. Il parla beaucoup de sa Bretagne, avec mille et un détails qui firent sourire. Le prenait-on pour un objet de curiosité, pour quelque habitant de la Perse ?
Ce n’est que plus tard, en retrouvant sa mansarde, que des doutes l’envahirent : il se demanda s’il n’avait pas été trop loquace. En réalité, lui-même était si mal informé des raisons qu’avait M. de Sartine de s’intéresser à lui, qu’il se convainquit aisément que rien de compromettant n’avait pu lui échapper ; Mme Lardin avait dû en être pour ses frais. Revinrent aussi à son esprit les mines irritées de Catherine quand elle servait ou écoutait Louise Lardin qui, elle-même, traitait la servante avec distance. La cuisinière marmonnait entre ses dents, l’air furibond. Lorsqu’elle servait Marie au contraire son visage s’adoucissait jusqu’à prendre par instants un air d’adoration. Ce fut sur ces constatations que le jeune homme acheva sa première journée rue des Blancs-Manteaux.
Commença alors pour Nicolas une nouvelle existence, ordonnée par la succession régulière des tâches. Tôt levé, il faisait ses ablutions à grande eau dans un appentis du jardin dont, avec la complicité de la bonne Catherine, il s’était approprié l’usage.
Il avait complété sa modeste garde-robe chez Vachon où le nom de M. de Sartine lui avait ouvert les portes et le crédit d’un tailleur qui avait même un peu forcé la commande, à la grande confusion de Nicolas. Les glaces lui renvoyaient désormais l’image d’un jeune cavalier sobrement mais élégamment vêtu, et le regard insistant de Marie lui avait confirmé son changement d’apparence.
À sept heures, il se présentait au commissaire Lardin, qui lui communiquait son emploi du temps. Les leçons de M. de Noblecourt, petit vieillard bienveillant, magistrat amateur d’échecs et de flûte traversière, étaient des moments de détente appréciés. Grâce aux conseils avisés de son professeur, il devint assidu aux concerts.
Nicolas poursuivit sa découverte de Paris et des faubourgs. Jamais, même à Guérande, il n’avait autant marché.
Le dimanche, il fréquentait les concerts spirituels qui se donnaient alors dans la grande salle du Louvre. Un jour, il se trouva assis à côté d’un jeune séminariste. Pierre Pigneau, né à Origny, dans le diocèse de Laon, aspirait ardemment à rejoindre la société des Missions étrangères. Il expliqua à Nicolas, admiratif, son vœu de dissiper les ténèbres de l’idolâtrie par les lumières de l’Évangile. Il voulait rejoindre la mission de Cochinchine, qui subissait, depuis quelques années, une terrible persécution. Le jeune homme, un grand gaillard au teint vif qui ne manquait pas d’humour, tomba d’accord avec Nicolas sur la qualité médiocre de l’exécution d’un Exaudi Deus par la célèbre Mme Philidor. L’enthousiasme du public les indigna tant qu’ils sortirent ensemble. Nicolas raccompagna son nouvel ami au séminaire des Trente-Trois. Ils se séparèrent en se donnant rendez-vous la semaine suivante.
Les deux jeunes gens prirent bientôt l’habitude d’achever leurs rencontres chez Stohrer, pâtissier du roi, dont la boutique, rue Montorgueil, était un rendez-vous à la mode depuis que l’artisan fournissait la cour en gâteaux de son invention que goûtait particulièrement la reine Marie Leszczyńska. Nicolas se plaisait beaucoup en la compagnie du jeune prêtre.
Au début, Lardin dont les fonctions n’étaient pas attachées à un quartier particulier — lui ordonna de le suivre dans ses missions. Nicolas connut, au petit matin, les poses de scellés, les saisies, les constats ou plus simplement les arbitrages des querelles, entre voisins, si fréquentes dans les maisons de rapport des faubourgs où s’entassaient les plus nécessiteux. Il se fit connaître des inspecteurs, des hommes du guet, des gardiens des remparts, des geôliers et même des bourreaux. Il dut se cuirasser devant les spectacles insoutenables de la question et de la grande morgue. Rien ne lui fut dissimulé et il comprit que la police devait s’appuyer, pour fonctionner, sur une foule d’indicateurs, de « mouches » et de prostituées, monde ambigu qui permettait au lieutenant général de police d’être l’homme de France le mieux informé des secrets de la capitale. Nicolas mesura aussi de quel précieux réseau de pénétration des consciences disposait M. de Sartine avec le contrôle de la poste et des correspondances particulières. Il en tira, pour lui-même, de sages précautions et demeura prudent dans les billets réguliers qu’il adressait en Bretagne.
Ses relations avec le commissaire n’avaient guère évolué, ni en bien ni en mal. À la froideur autoritaire de l’un répondait l’obéissance silencieuse de l’autre. Durant de longues périodes, le policier paraissait l’oublier. M. de Sartine, au contraire, n’hésitait pas à se rappeler à lui. Parfois, un petit Savoyard lui portait des billets laconiques le convoquant au Châtelet ou rue Neuve-Saint-Augustin. Ces rencontres étaient courtes. Le lieutenant général interrogeait Nicolas. Il semblait à ce dernier que certaines questions tournaient étrangement autour de Lardin. Sartine se fit décrire minutieusement la maison du commissaire et les habitudes de la famille, poussant l’enquête jusqu’au détail de la table. Nicolas était quelquefois un peu gêné de cette inquisition et perplexe sur sa signification.
Le lieutenant général de police lui ordonna d’assister aux audiences criminelles et de lui en résumer les séances par écrit. Un jour, il le chargea de lui rendre compte de l’arrestation d’un homme qui avait mis en circulation des lettres de change dont les signatures avaient été contestées. Nicolas vit en pleine rue les exempts attraper un individu aux yeux vifs, à la figure étonnante et qui parlait français avec un fort accent italien. L’homme le prit à témoin :
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