Le mardi, Nicolas se décida enfin à répondre à l’invitation de son parrain. Il voulait fuir le logis de la place du Vieux-Marché où maître Guiart avait commencé l’inventaire et la prisée des biens du défunt, tandis que Fine achevait ses paquets.
Il cheminait lentement, songeur, ayant mis sa monture au pas. Le temps était revenu au beau, mais le gel couvrait les landes d’une résille blanche. La glace des ornières craquait sous les sabots du cheval.
En approchant d’Herbignac, il se remémora les traditionnelles parties de soule. Ce jeu violent et rustique, venu du fond des âges, exigeait un corps vigoureux, du courage, du souffle, et une résistance à toute épreuve quand coups et horions pleuvaient sur les participants. Nicolas en gardait le souvenir sur son corps. Une arcade droite ouverte avait laissé une cicatrice encore visible. Quant à sa jambe gauche, brisée par un coup de galoche, elle se rappelait à lui dès que le temps passait à la pluie.
Il éprouvait pourtant une certaine jubilation au souvenir de ces courses effrénées où le soulet, cette vessie de porc bourrée de sciure et de chiffons, devait être apportée au but. La difficulté tenait à ce que le terrain était illimité, que le porteur du soulet pouvait être poursuivi n’importe où, y compris dans les marcs ou les ruisseaux qui abondaient dans cette campagne, et que les coups de poing, de tête et de bâton étaient permis et même encouragés. Les fins de parties voyaient les adversaires épuisés et sanglants se retrouver pour des ripailles fraternelles, après que le baquet les avait débarrassés de la gangue de glaise ou de vase qui les recouvrait. Car il arrivait que la poursuite gagnât parfois jusqu’aux rives de la Vilaine.
Ces méditations avaient rapproché le jeune homme de sa destination. Au fur et à mesure que montaient au-dessus de la lande les grands chênes du lac et le sommet des tours du château, s’affermissait sa volonté d’éclaircir le mystère de la disparition d’Isabelle.
Rien, aucun signe, depuis son départ de Paris. À aucun moment, elle ne s’était manifestée, même pour le deuil de Nicolas. Peut-être l’avait-elle oublié, mais le plus cruel était l’incertitude actuelle. Il appréhendait bien la souffrance d’une séparation définitive, mais il ne parvenait pas à imaginer l’avenir au cas où son amour serait encore partagé. Il n’était rien, et son expérience parisienne lui avait enseigné que la naissance et la richesse l’emportaient toujours sur tout. Ses pauvres talents ne pesaient pas bien lourd.
La vieille forteresse, tapie au milieu des eaux et des arbres, était maintenant à portée de voix. Nicolas franchit un premier pont de bois qui le mena dans la barbacane, protégée de deux tours. Il laissa son cheval aux écuries, puis s’engagea sur un promontoire de pierre jusqu’au pont-levis. Par rapport à la masse énorme de l’édifice, le portail d’entrée était plutôt étroit — vestige des précautions anciennes qui voulaient qu’un cavalier ne puisse entrer à cheval à l’intérieur. La cour centrale, vaste et pavée, donnait toute sa dignité au corps de bâtiment flanqué de deux tours gigantesques qui en occupaient le fond.
Midi sonna à la chapelle. Nicolas, qui avait ses habitudes au château, poussa la lourde porte de la grande salle du logis. Une jeune fille blonde, simplement vêtue d’une robe verte à col de dentelle, travaillait assise près de la cheminée. Au bruit que fit Nicolas en entrant, elle leva la tête de son ouvrage.
— Vous m’avez fait peur, mon père, s’écria-t-elle sans se retourner. La chasse a-t-elle été bonne ?
Comme personne ne répondait, elle s’inquiéta.
— Qui êtes-vous ? Qui vous a permis d’entrer ?
Nicolas repoussa la porte et ôta son chapeau. Elle poussa un petit cri et réprima l’élan qui la portait vers lui.
— Je vois, Isabelle, que désormais je suis bien un étranger à Ranreuil.
— Comment, monsieur, c’est vous ? Vous osez vous présenter, après ce que vous avez fait !
Nicolas eut un geste d’incompréhension.
— Qu’ai-je fait, sinon vous faire confiance, Isabelle ? Il y a quinze mois, j’ai dû obéir à votre père et à mon tuteur, et partir sans vous revoir. Vous étiez, paraît-il, à Nantes, chez votre tante. C’est ce que l’on m’a dit. Je suis parti, et depuis tant de mois, seul à Paris, pas un mot, pas une réponse à mes lettres.
— Monsieur, c’est moi qui devrais me plaindre.
La colère de Nicolas montait devant tant d’injustice.
— Je pensais que vous m’aviez donné votre foi. J’étais bien stupide de croire une infidèle, une...
Il s’arrêta, à bout de souffle. Isabelle le regardait pétrifiée. Ses yeux, couleur de mer, s’emplirent de larmes, de colère ou de honte, il ne savait.
— Monsieur, vous me paraissez bien habile à inverser les rôles.
— Votre ironie me touche, mais l’infidèle, c’est vous qui me fîtes partir.
— Infidèle, comment et pourquoi ? Ces propos me dépassent. Infidèle...
Nicolas se mit à arpenter la pièce, puis s’arrêta soudain devant le portrait d’un Ranreuil qui le considérait sévèrement dans son cadre ovale.
— Tous les mêmes, depuis des siècles..., grommela-t-il entre ses dents.
— Que dites-vous là et de quelle conséquence cela peut-il être ? Croyez-vous qu’il va vous répondre, monsieur le soliloqueur, et descendre de son cadre ?
Isabelle lui parut soudain frivole et détachée.
— Infidèle, oui, vous. Infidèle, répéta sombrement Nicolas en s’approchant d’elle.
Il la dominait, fou de rage, le sang au visage, les poings serrés. Elle eut peur et éclata en sanglots. Il revit la petite fille qu’il consolait de ses peines d’enfant et sa fureur l’abandonna.
— Isabelle, que nous arrive-t-il ? demanda-t-il en lui prenant la main.
La jeune fille se blottit contre lui. Il prit ses lèvres.
— Nicolas, bégayait-elle, je t’aime. Mais mon père m’avait dit que tu allais te marier à Paris. Je n’ai pas voulu te revoir. J’ai fait répondre que j’étais à Nantes, chez ma tante. Je ne pouvais croire que m avais violé notre serment. J’étais perdue.
— Comment as-tu pu croire une chose pareille ?
La douleur qui le tenaillait depuis tant de mois se dissipa soudain dans une bouffée de bonheur. Il serra tendrement Isabelle contre lui. Ils n’entendirent pas la porte s’ouvrir.
— Cela suffit ! Vous vous oubliez, Nicolas..., fît une voix dans son dos.
C’était le marquis de Ranreuil, son fouet de chasse à la main.
Un instant, les trois personnages parurent figés comme des statues. Était-ce le temps qui s’était arrêté ? Était-ce cela, l’éternité ? Puis, tout se remit en marche. Nicolas conserverait de cette scène un souvenir atroce qui allait désormais hanter ses nuits. Il lâcha Isabelle et, lentement, fit face à son parrain.
Les deux hommes étaient de la même taille et la colère qui les animait les rapprochait douloureusement. Ce fut le marquis qui parla le premier.
— Nicolas, je veux que vous laissiez Isabelle.
— Monsieur, je l’aime, répliqua le jeune homme dans un souffle.
Il se rapprocha d’elle. Elle les regardait tour à tour.
— Mon père, vous m’avez trompée ! s’écria-t-elle. Nicolas m’aime et j’aime Nicolas.
— Isabelle, cela suffit, laissez-nous ! J’ai à parler avec ce jeune homme.
Isabelle mit sa main sur le bras de Nicolas qu’elle serra et, sous ce geste où il y avait tout, il blêmit et chancela. Elle sortit en courant, ramassant dans ses mains les flots de sa robe.
Ranreuil, qui avait repris son calme habituel, dit à voix basse :
— Nicolas, comprends-tu que tout cela m’est très pénible ?
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