Il paraissait songeur et, pour la première fois, Nicolas vit briller dans son regard comme un éclair de compassion.
— Il faudra être vigilant, prompt, actif, incorruptible. Oui, surtout incorruptible. (Et il frappait de la paume sur la précieuse marqueterie du meuble.) Allez, monsieur, conclut Sartine en se levant, vous êtes désormais au service du roi. Faites en sorte que l’on soit toujours content de vous.
Nicolas s’inclina et prit la lettre qu’on lui tendait. Il approchait de la porte quand la petite voix moqueuse l’arrêta avec un ricanement.
— Vraiment, monsieur, vous êtes mis à ravir pour un bas Breton, mais maintenant vous êtes parisien. Allez chez maître Vachon, mon tailleur, rue Vieille-du-Temple. Faites-vous faire plusieurs habits, du linge et les accessoires.
— Je ne...
— Sur mon compte, monsieur, sur mon compte. Il ne sera pas dit que j’aurai laissé loqueteux le filleul de mon ami Ranreuil. Beau filleul, en vérité. Disparaissez et obéissez au moindre appel.
Nicolas retrouva les bords du fleuve, avec soulagement. Il respira profondément l’air froid. Il avait le sentiment d’avoir surmonté cette première épreuve, même si certaines phrases de Sartine ne laissaient pas de l’inquiéter un peu. Il regagna presque en courant le couvent des Carmes déchaux où le bon père l’attendait en pilonnant furieusement des plantes innocentes.
Grégoire dut tempérer l’ardeur de Nicolas qui finit par se laisser convaincre de ne pas rejoindre la demeure du commissaire Lardin le soir même. En dépit des rondes du guet, l’insécurité était grande et il craignait qu’il ne s’égare et ne s’attire, dans la nuit propice, quelque mauvaise affaire.
Il tâcha de calmer la fougue du jeune homme en se faisant conter par le menu l’audience du lieutenant général de police, et se fit répéter les moindres détails, n’hésitant pas à relancer le récit par des digressions suivies de nouvelles questions. Il décelait partout des intentions qui nourrissaient d’interminables commentaires.
Le père Grégoire s’émerveilla à part lui, et malgré son pressentiment initial, que, du petit provincial inconnu encore à moitié assommé par la ville, M. de Sartine ait pu faire si vite un instrument de sa police. Il présumait bien qu’il y avait sous ce quasi-miracle, aussi promptement consommé, un mystère dont les arcanes ne lui apparaissaient pas. Aussi contemplait-il Nicolas avec ébahissement, comme une créature qu’il aurait mise en marche et qui lui aurait soudain échappé. Il en éprouvait une tristesse sans aigreur et ponctuait ses remarques de « Miséricorde » et de « Cela me surpasse » répétés à l’infini.
L’heure du dîner surprit les deux complices qui se hâtèrent vers le réfectoire. Puis Nicolas s’apprêta pour une nuit qui ne fut guère plus reconstituante que la précédente. Il devait tenter de maîtriser le vagabondage de son imagination. Elle était souvent fiévreuse et débridée et lui jouait de méchants tours, soit en lui faisant apparaître l’avenir sous de funestes auspices, soit, au contraire, en écartant de son esprit ce qui aurait dû être objet de souci et de précautions. Il prit à nouveau la résolution de se corriger et, pour se rassurer, s’assura qu’il savait tirer profit de l’expérience. Pourtant, il retrouva vite l’angoisse familière en songeant que, le lendemain, commençait une nouvelle existence dont il devait se garder de rien imaginer. À plusieurs reprises, alors qu’il s’assoupissait, cette idée le poigna, et il était bien tard quand il sombra enfin dans le sommeil.
Au matin, après avoir écouté les dernières recommandations du père Grégoire, Nicolas lui fit ses adieux, accompagnés, de part et d’autre, de promesses de se revoir. De fait, le moine s’était attaché au jeune homme et il aurait volontiers continué à l’initier à la science des simples. Il n’avait pas été sans remarquer, au fil des semaines, les qualités sérieuses d’observation et de réflexion de son élève. Il lui fit écrire deux billets pour son tuteur et pour le marquis, qu’il se chargerait d’acheminer. Nicolas n’osa y ajouter un message pour Isabelle, se promettant bien d’user de sa liberté nouvelle pour le faire un peu plus tard.
À peine Nicolas avait-il franchi les portes du couvent que le père Grégoire gagna l’autel de la Vierge et se mit à prier pour lui.
Nicolas reprit le même chemin que la veille, mais son pas était plus allègre. Passant devant le Châtelet, il se remémora l’entrevue avec M. de Sartine et un dialogue auquel lui-même n’avait guère participé. Ainsi, il était sur le point d’entrer « au service du roi »... Il n’avait pas, jusque-là, mesuré l’exacte portée de ces paroles. À bien y réfléchir, elles n’avaient pas de sens pour lui.
Le roi, ses maîtres et le marquis lui en avaient parlé, mais tout cela lui semblait appartenir à un autre monde. Il avait vu des gravures et un profil sur des monnaies et il avait ânonné la liste interminable des souverains, et cela avait autant de réalité pour lui que la succession des rois et des prophètes de l’Ancien Testament. Il avait chanté, dans la collégiale de Guérande, le Salve fac regum le 25 août, jour de la Saint-Louis. Son entendement ne faisait pas le lien entre le roi, figure de vitrail et symbole de foi et de fidélité, et l’homme de chair et d’os qui exerçait le pouvoir d’Etat.
Cette réflexion l’occupa jusqu’à la rue de Gesvres. Là, de nouveau attentif à ce qui l’entourait, il découvrit avec stupeur une rue qui traversait la Seine. Après avoir débouché sur le quai Pelletier, il se rendit compte qu’il s’agissait d’un pont bordé de maisons. Un petit Savoyard attendant la pratique, la marmotte sur l’épaule, lui apprit que c’était le pont Marie. Se retournant plusieurs fois sur ce prodige, il rejoignit la place de Grève. Il la reconnut pour l’avoir vue un jour sur une estampe, apportée par un colporteur, qui représentait le supplice du bandit Cartouche, en novembre 1721, devant un grand concours de peuple. Nicolas, enfant, rêvait devant elle et s’imaginait qu’il entrait dans la scène et qu’il se perdait dans la foule, jeté dans des aventures sans fin. Il eut un choc : son rêve était devenu réalité, il foulait le théâtre des grandes exécutions criminelles.
Laissant le port aux blés à sa droite, il entra dans le cœur du vieux Paris par l’arcade Saint-Jean de l’Hôtel de Ville. Le père Grégoire, en lui indiquant son itinéraire, l’avait vivement mis en garde contre cet endroit : « Voilà, disait-il en joignant les mains, un lieu aussi triste que dangereux par lequel défile tout ce qui vient de la rue Saint-Antoine et du faubourg. » L’arcade était le lieu de prédilection des voleurs et de faux mendiants qui guettaient le passant sous sa voûte solitaire. Il s’y engagea prudemment, mais n’y croisa qu’un porteur d’eau et quelques gagne-deniers qui se dirigeaient vers la Grève pour y trouver du travail.
Par la rue de la Tissanderie et la place Baudoyer, il gagna le marché Saint-Jean. C’était, lui avait dit son mentor, le plus vaste de Paris après les Halles, et il le reconnaîtrait à une fontaine située en son centre, près du corps de garde, ainsi qu’à la foule qui venait s’y approvisionner en eau de Seine.
Nicolas, accoutumé à l’ordre bonhomme des marchés provinciaux, dut se frayer un chemin au milieu d’un véritable chaos. Toutes les denrées étaient entassées pêle-mêle sur le sol, sauf la viande qui bénéficiait d’étals particuliers. La tiédeur de l’automne aidant, les odeurs étaient fortes, et même infectes du côté de la marée. Il ne pouvait croire que puissent exister d’autres marchés plus vastes et plus animés que celui-ci. Les emplacements de vente étaient resserrés, la circulation impraticable, et pourtant des équipages s’y engageaient, menaçant de tout écraser sur leur passage. Les marchandages et les querelles allaient bon train et il remarqua, surpris par les parlers et les tenues, que nombre de paysans de la banlieue venaient ici vendre leurs produits.
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