Puis la porte glissa sans bruit dans le mur, et l’infirmière parut. La race n’en avait pas beaucoup changé. Celle-ci était raisonnablement mignonne, elle avait les manières fermes d’un entraîneur professionnel, un petit bonnet coquin était perché sur de courts cheveux aux teintes d’orchidée et elle portait un uniforme blanc. Celui-ci avait bien une coupe étrange, la couvrant par-ci, la découvrant par-là, sans le moindre rapport avec la mode de 1970. Mais il ne faut pas s’étonner des changements de cet ordre dans les vêtements féminins, y compris les uniformes utilitaires. Quelle que fût l’époque, ce ne pouvait être en tout cas qu’une infirmière, étant donné son comportement.
— Retournez dans ce lit !
— Où sont mes vêtements ?
— Retournez dans ce lit ! Immédiatement ! J’ai dit !
— Écoutez, je suis citoyen d’un pays libre. J’ai passé ma majorité et mon casier judiciaire est vierge. Vous ne me forcerez pas à retourner dans ce lit si je m’y refuse. Dites-moi, je vous prie, où sont mes vêtements, sinon je sortirai tel que je suis et me mettrai à leur recherche.
Elle me contempla une seconde, puis sortit brusquement. La porte s’ouvrit rapidement devant elle.
Mais elle demeura fermée pour moi. J’étais encore plongé dans la recherche du « sésame ouvre-toi » (si un ingénieur avait été capable de l’imaginer, aucune raison pour qu’un autre ne le retrouve pas) lorsqu’elle s’ouvrit d’elle-même pour laisser passer un homme.
— Bonjour. Je suis le Dr Albrecht.
Ses vêtements tenaient à la fois du costume d’un nègre endimanché et de la tenue du pique-niqueur. Mais ses manières compétentes et son regard las étaient bien ceux de sa profession.
— Bonjour, docteur. J’aimerais rentrer en possession de mes vêtements.
Il avança d’un pas afin de laisser la porte se refermer derrière lui, puis plongea la main dans sa poche et sortit un paquet de cigarettes. Il en tira une, la secoua, la porta à ses lèvres et aspira : elle s’était allumée d’elle-même. Il me tendit le paquet.
— Servez-vous.
— Heu… Non, merci.
— Allez-y. Ça ne vous fera pas de mal.
Mais je secouai la tête. J’avais toujours travaillé avec une cigarette près de moi. On pouvait juger de l’avance de mon travail par le contenu de mes cendriers et les traces de brûlures sur mes planches à dessin. Maintenant, la vue de cette fumée me rendait un peu faiblard et je me demandais si je m’étais détaché de l’amour de la nicotine pendant les années de sommeil.
— Non, merci docteur.
— Comme vous voulez, Mr Davis. Je suis ici depuis six ans. Je suis spécialiste en résurrections hypnotiques, et toutes questions du même ordre. Ici comme ailleurs, j’ai aidé 8 073 personnes à revenir à la vie normale : vous êtes le n°8074. J’ai assisté à toutes sortes de gestes étranges de la part de ces revenants, si je peux les appeler ainsi. Certains veulent se rendormir et m’injurient quand j’essaye de les éveiller. Certains se rendorment effectivement et nous sommes contraints de les envoyer… dans un autre genre d’institution. D’autres pleurent sans fin en découvrant qu’ils ne peuvent prendre un billet de retour vers ce qu’ils ont quitté il y a X années. Puis il y a ceux qui, comme vous, demandent leurs vêtements afin de se précipiter dans les rues…
— Et pourquoi pas ? Suis-je prisonnier ?
— Non. Vous pouvez avoir vos effets. Vous allez les trouver légèrement démodés, mais ça, c’est votre affaire. Pendant que je les fais chercher, je vous demanderai de bien vouloir me confier la raison urgente qui vous pousse à sortir immédiatement et sans délai… alors qu’elle a attendu trente ans – la durée de votre hibernation. Est-ce réellement si urgent ? Vous pourriez attendre un peu plus tard dans la journée, non ? Ou même, peut-être, demain ?
Je commençai à me déchaîner :
— Fichtre oui ! C’est urgent… (Puis je m’arrêtai, et achevai d’un air confus :) Peut-être pas tant que ça, après tout.
— Me ferez-vous, dans ce cas, à titre personnel, le plaisir de regagner ce lit et de me laisser vous examiner ? Ensuite, vous prendrez votre petit déjeuner, et peut-être serez-vous d’accord pour que nous bavardions tous les deux avant votre départ au grand galop ? Sans doute puis-je vous aider sur la direction à prendre.
— Hem. O.K., docteur. Excusez-moi de cette conduite.
Je regrimpai dans le lit ; cela me sembla bien agréable, je me sentais soudain frissonner de fatigue.
— Ne vous excusez pas. Vous devriez voir certains des patients que nous accueillons. Nous devons aller les rechercher au plafond ! (Il arrangea les couvertures autour de mes épaules, se pencha sur la table de chevet et dit :) Docteur Albrecht, au 17. Envoyez un infirmier avec un petit déjeuner. Heu… le menu moins 4.
Il se tourna vers moi.
— Remontez votre veste et tournez-vous, je veux voir vos côtes. Pendant que je vous examine, vous pouvez me poser des questions.
Tandis qu’il me tâtait les côtes, je tâchai de réfléchir. Je supposais qu’il employait un stéthoscope, bien que celui-ci eût plutôt l’apparence d’un écouteur miniature. Mais une chose ne s’était guère améliorée : l’extrémité qu’il appuya sur mon corps était aussi froide et aussi dure que jadis.
Que demande-t-on après trente ans d’absence ? A-t-on atteint les étoiles ? Qui manigance la der des ders, cette fois ? Est-ce que les bébés sortent des éprouvettes ?
— Dites, docteur, y a-t-il encore des machines à distribuer du popcorn à l’entrée des cinémas ?
— La dernière fois que j’y suis passé, elles y étaient toujours. Je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer à ce genre de distraction. A propos, on dit circorama maintenant, plus cinéma.
— Tiens ? Pourquoi ?
— Allez-y, vous verrez. Mais n’oubliez pas d’attacher votre ceinture de sécurité ; à certains passages, toute la salle se balance. Voyez-vous, Mr Davis, vous avez beaucoup à apprendre. Ce problème se pose pour nous chaque jour. Il nous faut réadapter tous nos pensionnaires. Nous avons des dictionnaires ainsi que des manuels historiques et culturels destinés aux nouveaux Réveillés ; ils sont conçus en fonction de l’année où ceux-ci ont pris le sommeil. Tout cela est absolument nécessaire, car une erreur d’orientation peut entraîner des conséquences très graves, malgré nos efforts pour combler les lacunes et prévenir les chocs.
— Heu… Oui, je suppose…
— Je vous l’affirme. Surtout dans un cas limite comme le vôtre. Trente ans !
— Trente ans est donc un maximum ?
— Oui et non. Trente-cinq ans est le délai le plus long que nous ayons eu depuis le premier client mis en sommeil hypothermique en décembre 1965. Quant à vous, vous êtes le dormeur le plus ancien que j’aie eu à revivifier. Mais nous avons des clients ici, en ce moment, qui sont sous contrat pour un siècle et demi. On n’aurait jamais dû vous accepter à l’époque pour une durée aussi longue que trente ans ; on n’en savait pas assez, alors. C’était prendre un trop grand risque sur votre vie. Vous avez eu de la chance.
— Vraiment ?
— Vraiment. Retournez-vous. (Il poursuivit son examen :) Aujourd’hui, avec les connaissances récemment acquises, je serais prêt à envoyer quelqu’un dans un bond de dix siècles, s’il y avait moyen de financer l’entreprise. Il suffit de le conserver à la température de départ pendant un an, à titre d’essai. Puis de l’expédier à moins 200 en un millième de seconde. Et il vivra. Du moins, je le crois. Voyons vos réflexes.
Le mot « expédier » ne me semblait pas particulièrement heureux.
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