— J’ai l’impression que vous en savez beaucoup trop long sur le poste de tir. Et que vous savez quelque chose sur le Voleur de Soleil… et ça me trouble profondément.
— C’est vous qui m’avez parlé du Voleur de Soleil peu après m’avoir amenée à bord, vous ne vous rappelez pas ?
— Si, mais vous en savez plus long que ne le justifie le peu que j’aurais pu vous dire. En fait, par moments, vous semblez savoir des choses que j’ignore. Et ce n’est pas tout, avait-elle ajouté après réflexion. L’activité neurale de votre cerveau, quand vous êtes en cryosomnie… J’aurais dû examiner plus soigneusement vos implants, quand vous êtes arrivée à bord. Ils ne sont manifestement pas ce qu’ils ont l’air d’être. Vous voulez essayer de m’expliquer ça ?
— Très bien… avait répondu Khouri d’une voix changée, comme si elle avait renoncé à s’en sortir par des faux-fuyants. Mais écoutez-moi bien, Ilia. Je sais que vous avez vos petits secrets, vous aussi – des choses dont vous n’avez pas envie que Sajaki et les autres entendent parler. J’avais déjà deviné pour Nagorny, et puis il y a aussi l’affaire de l’arme secrète. Je sais que vous ne tenez pas à ce que ça se sache, ou vous ne vous donneriez pas tant de mal pour en dissimuler toutes les traces.
Volyova avait acquiescé, sachant qu’il ne servirait à rien de nier. Peut-être Khouri avait-elle même une intuition de sa relation avec le capitaine.
— Que voulez-vous dire ?
— Ce que je veux vous dire, c’est que, quoi que je vous révèle tout de suite, il vaudrait mieux que ça reste entre nous. C’est une demande raisonnable, non ?
— Je viens de vous dire que je pourrais vous tuer, Khouri. Vous n’êtes pas précisément en position de marchander.
— Oui, vous pourriez m’éliminer, ou du moins vous pourriez essayer, mais malgré ce que vous venez de me dire, je doute que vous réussissiez à dissimuler ma mort aussi facilement que celle de Nagorny. Perdre un artilleur, ce n’est pas de veine ; en perdre deux, ça commence à faire désordre, vous ne pensez pas ?
Un rat avait détalé, les éclaboussant au passage. Irritée, Volyova avait jeté son mégot dans sa direction, mais l’animal avait déjà disparu dans un trou de la cloison.
— Alors vous me demandez de ne pas dire aux autres que je sais que vous êtes une taupe ?
— Faites ce que vous voulez, avait rétorqué Khouri avec un haussement d’épaules. Mais comment croyez-vous que Sajaki le prendra ? Et d’abord, qui a fait monter la taupe à bord, hmm ?
Volyova avait pris son temps avant de répondre.
— Vous avez tout prévu, hein ?
— Je savais que, tôt ou tard, vous exigeriez certaines réponses.
— Commençons par les questions les plus évidentes. Qui êtes-vous, et pour qui travaillez-vous ?
— Vous connaissez déjà une bonne partie de la vérité, avait répondu Khouri avec un soupir résigné. Je m’appelle Ana Khouri et j’étais dans l’armée, au Bout du Ciel. Mais il y a vingt ans de plus que vous ne pensez. Quant au reste… Je ne sais pas ce que je donnerais pour une tasse de café…
— Il n’y en a pas. Autant vous y faire.
— Très bien. J’étais sur les rôles d’un autre équipage. Je ne connais pas leur nom – il n’y a jamais eu de contact direct –, mais ils voulaient faire main basse sur vos armes secrètes depuis un certain temps.
Volyova avait secoué la tête.
— Impossible. Personne n’est au courant de leur existence.
— C’est ce que vous pensez. Mais vous avez utilisé certaines armes de la cache, non ? Il faut croire qu’il y a eu, à votre insu, des survivants, des témoins. Ils auront répandu l’information selon laquelle votre bâtiment transportait du matériel sérieux. Peut-être que personne ne connaît l’ensemble du tableau, mais il y a des gens qui en savent assez pour vouloir faire main basse sur une partie du butin.
Volyova n’avait pas répondu. Ce que racontait Khouri était choquant, comme de découvrir que son secret le plus intime était de notoriété publique, mais elle devait bien admettre que ce n’était pas rigoureusement impossible. Il se pouvait qu’il y ait eu une fuite. Après tout, des membres de l’équipage avaient quitté le bâtiment – pas toujours de leur plein gré. Ceux qui étaient partis n’étaient pas censés avoir eu accès à des informations sensibles ; ils n’auraient pas dû être au courant pour la cache d’armes, en tout cas, mais une fuite était toujours possible. Ou bien, comme l’avait raconté Khouri, quelqu’un l’avait vue utiliser l’une des armes secrètes et avait vécu assez longtemps pour transmettre l’information.
— Cet autre équipage… vous ne connaissiez peut-être pas leurs noms, mais vous savez comment s’appelait le bâtiment ?
— Non. Autant me dire tout de suite qui ils étaient, vous ne pensez pas ?
— Alors, que savez-vous d’eux ? Comment espéraient-ils nous faucher les armes secrètes ?
— C’est là que le Voleur de Soleil entre en jeu. C’était un virus militaire qu’ils ont introduit à bord de votre bâtiment la dernière fois que vous êtes passés par le système de Yellowstone. Un logiciel d’infiltration adaptable, rudement futé. Il était conçu pour se frayer un chemin dans les installations ennemies et livrer une guerre psychologique à ses occupants, en les rendant fous par des suggestions subliminales… (Khouri s’interrompit, le temps de laisser Volyova digérer ces informations.) Mais vos propres défenses étaient trop puissantes. Ça n’a pas marché, et le Voleur de Soleil a été affaibli. Alors ils ont attendu leur heure. Ils ont à nouveau tenté leur chance quand vous avez regagné le système de Yellowstone, près d’un siècle plus tard. Leur stratégie consistait, cette fois, à introduire un agent humain à bord.
— Comment l’attaque virale originale a-t-elle été menée ?
— Ils savaient que vous feriez venir Sylveste à bord pour s’occuper de votre capitaine. Ils avaient implanté le logiciel en lui, à son insu, et il a contaminé vos systèmes lorsqu’il s’est trouvé connecté avec votre infrastructure médicale.
Tout cela était très plausible. Et très inquiétant, avait conclu Volyova. Ce n’était qu’un exemple d’équipage prédateur comme il y en avait tant. Il aurait été d’une extrême arrogance de croire que seul le Triumvirat de Sajaki était capable de telles manigances.
— Et quel était votre rôle ?
— Estimer le niveau de contamination des systèmes de votre poste de tir par le Voleur de Soleil. Et, si possible, prendre le contrôle du bâtiment. Resurgam était la destination idéale : assez éloignée des routes fréquentées pour échapper à toutes les juridictions policières à l’échelle d’un système. Si la prise de contrôle était possible, il n’y aurait personne pour le voir, à part, peut-être, quelques colons. Le plan était bien ficelé, avait soupiré Khouri, mais le programme Voleur de Soleil était vérolé ; trop dangereux, trop évolutif. Il s’est fait repérer en poussant Nagorny à la folie, mais d’un autre côté il était le seul susceptible d’être atteint. Et puis il a commencé à foutre la merde dans la cache d’armes…
— L’arme incontrôlable.
— Ouais. Moi aussi, j’ai eu peur, avait dit Khouri avec un frisson. Je savais que le Voleur de Soleil était trop puissant, à ce moment-là. J’avais beau faire, je ne pouvais pas le contrôler.
Au cours des jours suivants, Volyova avait posé à Khouri d’autres questions, mettant à l’épreuve les différents aspects de son histoire, les comparant aux faits connus. D’accord, il se pouvait que le Voleur de Soleil soit un logiciel d’infiltration… Elle n’avait jamais rien connu d’aussi subtil et insidieux – et elle avait de la bouteille –, mais elle ne pouvait écarter cette éventualité. Après tout, elle savait que la chose existait. En réalité, l’histoire de Khouri était la première explication qui tenait debout. Ça expliquait pourquoi, malgré ses efforts, elle n’avait pas réussi à soigner Nagorny. Il n’avait pas été rendu fou par une combinaison subtile d’effets provoqués par ses implants ; il avait été purement et simplement affolé par une entité spécialement conçue dans ce but. Pas étonnant qu’elle ait eu autant de mal à trouver une raison à ses problèmes. Évidemment, il restait quelques questions lancinantes : pourquoi la folie de Nagorny s’était-elle exprimée avec une telle violence – ces croquis fébriles d’oiseaux de cauchemar, les sculptures de son cercueil –, et comment savoir si le Voleur de Soleil n’avait pas tout simplement amplifié des psychoses pré-existantes, laissant le subconscient de Nagorny jouer avec l’imagerie qui lui convenait ?
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