— Je l’ai, annonça Hegazi. Phasage et stabilisation de l’image…
— Montre-nous ça.
Une fenêtre s’ouvrit dans le globe, à côté de la capitale, et s’agrandit rapidement. Ils ne virent pas tout de suite ce qu’elle cadrait. Une tache floue qui aurait pu être un homme était debout sur un rocher. Puis l’image se précisa rapidement, et la silhouette devint reconnaissable : c’était Sajaki. Au lieu de l’armure transformable, massive, qu’il portait la dernière fois que Volyova l’avait vu, il arborait un pardessus couleur de cendre dont les pans claquaient autour de ses bottes. Il y avait du vent sur la mesa. Il avait remonté son col jusqu’à ses oreilles, mais son visage était bien visible.
Sauf que ce n’était pas tout à fait le sien. Avant de quitter le vaisseau, ses traits avaient été subtilement conformés à un idéal moyen dérivé des profils génétiques des membres de l’expédition qui avaient fait le voyage de Yellowstone à Resurgam, et qui avaient eux-mêmes hérité des gènes franco-chinois apportés par les colons de Yellowstone. Sajaki pourrait traverser les rues de la capitale en plein midi, il s’attirerait tout au plus des regards curieux. Rien chez lui ne trahissait le nouvel arrivant, pas même son accent. Un logiciel linguistique avait analysé la douzaine, à peu près, de dialectes kamés parlés par les membres de l’expédition, et les avait fondus, à l’aide de modèles lexico-statistiques complexes, en un nouveau dialecte à l’échelle de la planète entière. Si Sajaki devait communiquer avec les colons de Resurgam, son aspect extérieur, l’histoire qu’il s’était inventée et sa façon de parler les convaincraient qu’il venait de l’une des colonies éloignées, et non d’un autre monde.
C’était l’idée, du moins.
Sajaki n’était équipé d’aucun dispositif technologique susceptible de le trahir, en dehors de ses implants sous-cutanés. Tout système de communication surface-orbite conventionnel aurait été trop susceptible de détection, et beaucoup trop difficile à expliquer s’il était capturé, pour une raison ou une autre. Mais il parlait, en ce moment précis ; il répétait inlassablement la même phrase pendant que les capteurs à infrarouge du vaisseau examinaient le flux sanguin entourant sa bouche afin de modéliser les mouvements de ses muscles sous-jacents et de son maxillaire. En corrélant ces mouvements avec les conversations réelles stockées dans ses archives, le vaisseau déterminait les sons qu’il articulait. L’étape finale consistait à inclure des modèles grammaticaux, syntaxiques et sémantiques aux mots que Sajaki était censé prononcer. Ça paraissait compliqué – et ça l’était –, mais pour Volyova, il n’y avait pas de délai perceptible entre les mouvements de ses lèvres et la voix simulée qui lui parvenait, avec une netteté et une clarté surnaturelles.
— Je pars du principe que vous m’entendez, à présent, disait-il. Pour les archives, il s’agit de mon premier envoi à partir de la surface de Resurgam depuis mon atterrissage. Ne m’en veuillez pas si je m’égare occasionnellement, ou s’il m’arrive de m’exprimer sans élégance. Ce rapport n’a pas été préalablement écrit. Cela aurait constitué un trop grand manquement à la sécurité, au cas où l’on m’aurait trouvé en sa possession lors de mon départ de la capitale. La situation est très différente de ce à quoi nous nous attendions.
Ça, se dit Volyova, c’était bien vrai. Les colons, ou du moins une certaine faction, savaient certainement qu’un vaisseau était arrivé dans les parages de Resurgam. Ils avaient effectué subrepticement un balayage radar, mais ils n’avaient pas tenté de contacter le Spleen – pas plus que le vaisseau n’avait tenté d’entrer en contact avec le sol. Ça la tarabustait autant que la source de neutrinos. C’était un signe de paranoïa, de dissimulation, et pas seulement de sa part. Mais elle se força à ne pas y penser pour le moment, parce que Sajaki était encore en train de parler et qu’elle ne voulait rien manquer de ses paroles :
— J’ai beaucoup à dire au sujet de la colonie, et cette fenêtre est brève. Aussi commencerai-je par la nouvelle que vous attendez, je n’en doute pas. Sylveste est localisé. Nous n’avons plus qu’à nous emparer de lui.
Sluka avalait son café, assise en face de Sylveste, de l’autre côté d’une longue table noire. Le soleil qui venait de se lever sur Resurgam filtrait par les jalousies à moitié closes, projetant des ombres farouches sur les méplats de leur visage.
— Je voudrais votre avis sur un point précis.
— Les visiteurs ?
— Quelle intuition !
Elle remplit la tasse de Sylveste et tendit la main, paume ouverte, vers la chaise. Sylveste s’appuya à son dossier, de sorte qu’elle le dominait.
— Pardonnez ma curiosité, docteur Sylveste, mais vous pourriez me dire ce que vous avez entendu au juste ?
— Je n’ai rien entendu.
— Alors ça ne vous prendra pas longtemps.
Il lui sourit à travers un brouillard d’épuisement. Pour la deuxième fois de la journée, elle l’avait fait réveiller par ses sbires et sortir de sa chambre dans un état de désorientation semi-comateux. Il était encore habité par l’odeur de Pascale, et il se demanda si elle dormait toujours dans sa propre cellule, quelque part, à l’autre bout de Mantell. Il avait beau se sentir incroyablement seul, ce sentiment était tempéré par la certitude réconfortante qu’elle était saine et sauve. C’est ce que les hommes de Sluka lui avaient dit, avant même qu’ils ne se revoient, mais il n’avait aucune raison de les croire. Après tout, en quoi Pascale pouvait-elle intéresser les agents du Sentier Rigoureux ? Elle leur était encore moins utile que lui, et il était déjà assez clair que Sluka s’était demandé si elle devait le laisser en vie.
Et pourtant, les choses évoluaient de façon sensible. On lui avait permis de passer un moment avec Pascale, et il voulait croire que ce ne serait pas le seul. Ce changement de situation était-il dû au fait que Sluka avait un fond d’humanité, ou bien était-ce l’indice d’autre chose, du fait qu’elle pourrait avoir besoin de l’un d’eux dans un proche avenir, par exemple, et que le moment était venu de se concilier leurs bonnes grâces ?
Sylveste but son café, achevant de chasser sa torpeur.
— Tout ce que j’ai entendu dire, c’est que nous pourrions avoir des visiteurs. Et j’en ai tiré mes propres conclusions.
— Que vous allez me faire partager, sans aucun doute.
— Nous pourrions peut-être parler un peu de Pascale ?
Elle le regarda par-dessus le bord de sa tasse et hocha la tête mécaniquement, avec une délicatesse d’automate.
— Vous proposez un échange d’informations contre… contre quoi ? un allègement du régime qui vous est imposé ?
— Il me semble que ce ne serait pas déraisonnable.
— Disons que cela dépendra de la qualité de vos spéculations.
— Des spéculations ?
— Quant à l’identité de ces visiteurs.
Sluka regarda, entre ses paupières plissées, le soleil levant, boule d’un rouge rubis aveuglant, tranchée par les lames des jalousies.
— Dieu seul sait pourquoi j’accorde de l’importance à votre point de vue.
— Il faudrait d’abord que vous me disiez ce que vous savez.
— Nous y viendrons, fit Sluka en ravalant un sourire. D’abord, j’admets que vous avez un léger handicap.
— Ah bon ? Lequel ?
— Qui sont ces gens, si ce ne sont pas les gens de Remilliod ?
Cette remarque signifiait que sa conversation avec Pascale avait été écoutée – comme tout ce qui s’était passé entre eux, d’ailleurs. Cela le choqua moins qu’il ne s’y attendait. Au fond, il s’en doutait, mais il aurait peut-être préféré ne jamais en avoir la confirmation.
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