Et puis il y avait cet autre mystérieux équipage. Elle ne pouvait l’exclure totalement. Les enregistrements du livre de bord faisaient apparaître qu’un autre gobe-lumen – le Galatée – était aussi à Yellowstone les deux dernières fois qu’ils étaient venus dans le système. Et si c’étaient eux qui avaient envoyé Khouri à bord ?
Cette explication en valait une autre. Pour le moment, en tout cas. Khouri avait raison : il était clair qu’elle ne pouvait rien dire de tout cela aux autres membres du Triumvirat. Sajaki accuserait Volyova d’avoir gravement manqué à la sécurité. Il le ferait payer cher à Khouri, bien sûr, mais Volyova pouvait s’attendre à en prendre pour son grade. Vu la façon dont leurs relations s’étaient tendues, ces derniers temps, il était tout à fait possible que Sajaki essaie de la tuer. Et qu’il y arrive. Il était au moins aussi costaud que Volyova. La perspective de perdre sa principale spécialiste en armement et la seule personne qui connaissait vraiment la cache d’armes ne l’empêcherait pas de dormir. Il rétorquerait qu’elle avait amplement prouvé son incompétence dans ce domaine. Par ailleurs, peu importait ce qui s’était vraiment passé avec l’arme secrète, Khouri lui avait bel et bien sauvé la vie, et c’était une vérité incontournable dont Volyova ne pouvait faire abstraction. Si haïssable que soit cette pensée, elle avait une dette envers la taupe.
Sa seule option, quand elle réfléchissait à la question de façon dépassionnée, consistait à faire comme s’il ne s’était rien passé. N’importe comment, Khouri avait dû faire une croix sur son objectif inavoué ; elle ne tenterait plus de s’emparer du bâtiment. Il n’y avait pas d’interférence entre la raison pour laquelle elle était venue à bord et leur but à eux, qui était d’y ramener Sylveste. Khouri leur rendrait les mêmes services que n’importe quel membre de l’équipage. Maintenant que Volyova connaissait la vérité, et que Khouri avait dû renoncer à sa mission, surtout, elle pouvait compter sur Khouri pour assumer au mieux la fonction qui lui avait été confiée. Peu importait que la thérapie de loyauté marche ou non : elle devrait faire comme si c’était le cas, et peu à peu, ça deviendrait la vérité. Il se pourrait qu’elle n’ait plus envie de quitter le vaisseau même quand elle en aurait l’occasion. Après tout, il y avait des endroits bien pires. Au fil des mois ou des années de temps subjectif, elle s’intégrerait à l’équipage et sa duplicité passée resterait un secret qu’elles seraient seules à connaître, Volyova et elle. Avec le temps, Volyova en viendrait peut-être même à l’oublier.
Volyova avait fini par se convaincre que le problème de l’infiltration était réglé. Celui du Voleur de Soleil restait d’actualité, évidemment, mais Khouri s’efforcerait désormais, tout comme elle, de le dissimuler à Sajaki. D’ici là, elles avaient d’autres chats à fouetter. Volyova avait entrepris d’effacer toute trace de l’incident de l’arme secrète. Elle tenait à ce que ce soit fait avant le réveil de Sajaki et des autres, mais ça n’avait pas été facile. Il avait d’abord fallu réparer les dégâts subis par le gobe-lumen, et notamment remettre en état les zones de la coque qui avaient été endommagées par l’explosion de l’arme. Ça consistait essentiellement à convaincre les procédures d’autoréparation de mettre les bouchées doubles, après quoi elle avait dû reproduire à l’identique tous les impacts de météorites, les éraflures pré-existantes et les réparations préalables. Elle s’était ensuite introduite dans la mémoire du dispositif d’autoréparation afin d’écraser toutes les données concernant les travaux effectués. Cela fait, elle avait entrepris la remise en état de la chambre-araignée, bien que Sajaki et les autres ne soient pas censés connaître son existence. Mieux valait être prudent, et c’était, de loin, la réparation la plus simple. Ensuite, elle avait dû effacer toute trace d’utilisation du programme Ankylose. Ce qui représentait, en soi, au moins une semaine de travail.
La perte de la navette avait été beaucoup plus difficile à dissimuler. Pendant un moment, elle avait envisagé d’en fabriquer une autre en glanant de petites quantités de matériaux dans tous les coins du vaisseau. Ça n’aurait exigé qu’un quatre-vingt millième de la masse entière du bâtiment, mais ç’aurait été trop risqué. Elle n’était pas sûre d’arriver à la patiner de façon convaincante afin qu’elle ait l’air aussi ancienne que l’originale. Elle avait préféré opter pour une solution plus simple : modifier la base de données du bâtiment afin de faire comme si elle n’avait jamais existé. Sajaki s’en apercevrait peut-être – tout l’équipage pourrait s’en apercevoir –, mais personne ne pourrait jamais rien prouver. Pour finir, elle s’était attaquée au remplacement de l’arme secrète. Par une arme factice, une réplique conçue pour rester dans la cache d’armes et avoir l’air menaçante lors des rares occasions où Sajaki viendrait lui rendre visite dans son domaine. Cela lui avait demandé six jours de travail acharné. Le septième jour, elle s’était reposée, et avait entrepris de se donner une contenance afin que les autres ne devinent pas la somme de travail qu’elle s’était imposée. Le huitième jour, Sajaki s’était réveillé et lui avait demandé ce qu’elle avait bien pu faire pendant les années qu’il avait passées en cryosomnie.
« Bah, avait-elle répondu, pas grand-chose. »
La réaction de Sajaki – comme presque tout ce qui le concernait, ces temps-ci – avait été difficile à apprécier. Même si elle s’en était tirée, cette fois, se disait-elle, elle devait absolument éviter de commettre une autre erreur. De plus, ils n’étaient pas encore entrés en contact avec les colons, et certaines choses avaient commencé à lui échapper : elle n’arrêtait pas de penser à la signature de neutrinos qu’elle avait détectée autour du système de l’étoile neutronique, et au sentiment de vague malaise qu’elle éprouvait depuis. La source était toujours là, et même si elle restait faible, elle l’avait assez bien étudiée à présent pour savoir qu’elle gravitait non seulement autour de l’étoile neutronique, mais aussi autour du monde rocheux de la taille d’une lune qui l’accompagnait. Il n’était certainement pas là quand le système avait été observé, des dizaines d’années auparavant, ce qui faisait immédiatement penser qu’il avait un rapport avec la colonie de Resurgam. Mais comment auraient-ils pu l’envoyer là ? Les colons n’avaient même pas l’air capables d’atteindre leur propre orbite, alors quant à lancer une sorte de sonde vers les limites de leur système… Même le Lorean, le vaisseau qui les avait amenés ici, avait disparu. Elle s’attendait à le trouver en orbite autour de Resurgam, mais il n’y en avait pas trace. Maintenant, quels que soient les faits, elle gardait dans un coin de son esprit l’idée selon laquelle les colons auraient pu être capables de quelque chose de complètement inattendu. Encore un fardeau à ajouter à la somme croissante de ses ennuis.
— Ilia ? appela Hegazi. Nous sommes pratiquement prêts. La capitale est sur le point de sortir de la nuit.
Elle hocha la tête. Les caméras à fort grossissement disposées autour de la coque devaient zoomer sur un point précis, situé à quelques kilomètres au-delà de la périphérie de la ville, et se focaliser sur un point convenu avant le départ de Sajaki. Sauf incident, il devait maintenant attendre à cet endroit, planté sur une mesa, et il regardait le soleil se lever. Le timing était critique, à ce stade, mais Volyova était convaincue que Sajaki serait au rendez-vous.
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