Trop tard.
En orbite autour de Resurgam, 2566
— Siège ! ordonna Volyova en prenant pied sur la passerelle.
Un fauteuil s’offrit avidement à elle. Elle boucla son harnais et fit décrire au fauteuil une courbe qui l’éloigna des parois en gradins de la passerelle et l’amena en orbite autour de l’énorme sphère de projection holographique située au centre de la salle.
La sphère affichait une image de Resurgam. On aurait dit le globe oculaire desséché d’un antique cadavre momifié, agrandi plusieurs centaines de fois. Ce n’était pas une simple représentation de Resurgam tirée de la base de données du vaisseau ; Volyova savait qu’elle était réactualisée en temps réel grâce aux images capturées au même moment par les caméras fixées sur la coque du gobe-lumen.
Resurgam était une vilaine planète, selon tous les critères en vigueur. En dehors du blanc sale des calottes polaires, c’était une sphère grisâtre comme un crâne, maculée de traînées couleur de rouille avec quelques taches d’un bleu terne jetées au hasard dans les zones équatoriales. Les étendues d’eau océaniques plus vastes étaient prises par les glaces, et si ces flaques n’étaient pas gelées, c’était probablement parce qu’elles étaient réchauffées artificiellement, soit par des résilles thermiques, soit grâce à des procédés métaboliques minutieusement calculés. Il y avait des nuages, mais au lieu des grands schémas complexes qui constituaient la plupart des systèmes climatiques planétaires, c’étaient ici des panaches évanescents. Il y en avait de plus épais, d’un blanc opaque, et qui formaient de petites chaînes ganglionnaires près des colonies, aux endroits où les usines de vapeur transformaient les glaces des pôles en eau, en oxygène et en hydrogène. Les taches de végétation assez grandes pour êtres vues sans grossissement jusqu’à une résolution d’un kilomètre étaient rares, de même que les indices visibles de présence humaine, réduits à quelques lumières éparses : celles des colonies, qui apparaissaient lorsque la planète glissait dans la nuit, toutes les quatre-vingt-dix minutes. Même avec le zoom, les colonies étaient quasiment invisibles : à l’exception de la capitale, elles étaient généralement enfouies dans le sol et il n’en dépassait pas grand-chose, en dehors des antennes, des pistes d’atterrissage et des serres qui seules affleuraient à la surface. Quant à la capitale…
C’était le détail problématique.
— Quand notre fenêtre avec le triumvir Sajaki doit-elle s’ouvrir ? demanda-t-elle en parcourant les autres du regard.
Leurs sièges formaient un vague amas de coques tournées les unes vers les autres sous la lumière cendreuse de la planète.
— Dans cinq minutes, répondit Hegazi. Cinq tortueuses minutes, et Sajaki partagera avec nous ses délicieuses informations sur nos nouveaux amis les colons. Tu es sûre de supporter l’angoisse de l’attente ?
— Je te laisse deviner, svinoï !
— Le défi ne serait pas bien grand, hein ? Hegazi arborait un grand sourire, ou du moins il se donnait beaucoup de mal pour faire comme si. Ce qui n’était pas un mince exploit compte tenu de la quantité d’accessoires chimériques incrustés dans son visage.
— C’est drôle ; si je ne te connaissais pas aussi bien, je dirais que tu n’es pas précisément enthousiasmée par tout ça.
— S’il n’a pas trouvé Sylveste…
— Hegazi leva sa main gantée.
— Sajaki n’a pas encore fait son rapport. N’allons pas plus vite que la musique…
— Alors tu es confiant, tu crois qu’il l’a trouvé ?
— Eh bien… je n’ai pas dit ça.
— S’il y a une chose que je déteste, reprit Volyova en le regardant froidement, c’est l’optimisme béat.
— Oh, pas la peine de faire la gueule. On a vu pire. Ils avaient vu pire, force lui était de l’admettre. Et ce n’était pas fini. La récente série d’ennuis qui lui étaient tombés dessus avait réussi l’exploit d’aller crescendo. Elle en était au point où elle commençait à regretter les problèmes simplement irritants que lui posait Nagorny. Quand son seul souci, au fond, était qu’il en voulait à sa peau. Ça l’amenait à se demander – sans enthousiasme excessif – s’il ne viendrait pas un jour où elle regretterait cette période.
La crise avec Nagorny ne faisait qu’annoncer la suite. C’était évident, à présent. Sur le coup, elle avait considéré l’affaire comme un incident isolé, mais ce n’était que le révélateur de quelque chose de bien pire, comme le murmure cardiaque précurseur d’une attaque. Elle avait tué Nagorny sans comprendre ce qui l’avait fait devenir psychotique. Puis elle avait recruté Khouri et les problèmes ne s’étaient pas contentés de se répéter, ils avaient repris en l’amplifiant un thème plus vaste, tel le second mouvement d’une sinistre symphonie. Khouri n’était pas folle – pas visiblement, pas encore. Mais elle était devenue le catalyseur d’une folie pire, moins localisée. Elle avait dans la tête des orages comme Volyova n’en avait jamais vu. Et puis il y avait eu l’incident avec l’arme secrète, au cours duquel Volyova avait failli trouver la mort, et qui aurait pu tuer tout le monde. Ainsi, peut-être, qu’un nombre non négligeable d’habitants de Resurgam.
Elle lui en avait parlé avant que les autres ne se réveillent.
— Khouri, le moment est venu de m’apporter certaines réponses !
— Des réponses à quel sujet, triumvira ?
— Cessez ce petit jeu, avait répondu Volyova. Je suis beaucoup trop fatiguée pour ça, et je vous assure que je découvrirai la vérité, d’une façon ou d’une autre. Vous vous êtes trahie, pendant la crise de l’arme secrète. Et si vous pensiez que j’oublierais certaines des choses que vous avez dites, vous vous trompiez.
— Quelles choses, par exemple ?
Elles étaient au fond de l’une des zones infestées de rats. Qui était, la chambre-araignée mise à part, et pour ce qu’en savait Volyova, l’un des endroits du bâtiment où elles risquaient le moins d’être écoutées par Sajaki.
Elle avait brutalement collé Khouri contre la cloison, assez fort pour lui couper le souffle. Histoire de lui faire comprendre qu’il ne fallait ni sous-estimer sa force noueuse, ni abuser de sa patience.
— Ne vous y trompez pas, Khouri. J’ai tué Nagorny, votre prédécesseur, parce qu’il m’avait lâchée. J’ai réussi à dissimuler la vérité sur sa mort au reste de l’équipage. Ne vous faites pas d’illusions : je vous réserverai le même sort si vous m’en donnez la moindre raison.
Khouri s’était écartée de la paroi et avait repris quelques couleurs.
— Que voulez-vous savoir, au juste ?
— Vous pourriez commencer par me dire qui vous êtes. Et que ce soit bien clair pour vous : je sais que vous êtes une taupe.
— Une taupe ! Et comment serait-ce possible ? C’est vous qui m’avez recrutée.
Volyova avait évidemment réfléchi à la question.
— Oui, avait-elle répondu. C’est l’impression que ça devait donner, évidemment. Vous m’avez bien eue, hein ? Je ne sais pas pour qui vous travaillez, mais il a réussi à manipuler mes procédures de recherche afin de me faire croire que c’était moi qui vous choisissais… alors que la sélection, ce n’est pas moi qui l’ai faite.
Volyova aurait volontiers reconnu qu’elle n’avait aucune preuve de ce qu’elle avançait, mais c’était l’explication la plus simple, et elle collait avec tous les faits.
— Alors ? Vous allez le nier ?
— Et qu’est-ce qui vous fait penser que je suis une taupe ?
Volyova avait pris le temps d’allumer une des cigarettes qu’elle avait achetées aux Kamés, dans le carrousel où elle avait recruté Khouri. À moins que ce ne soit Khouri qui l’ait recrutée…
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