La chose était de la taille d’un très petit vaisseau spatial, dont la masse centrale n’aurait pas fait plus d’une dizaine de mètres de longueur. On aurait dit une grosse torpille cannelée, munie de huit pattes articulées. Elle marchait sur la coque du bâtiment. Et surtout, miraculeusement, elle n’était pas prise à partie par les défenses qui avaient pulvérisé la navette.
— Ilia… fit Khouri, dans un souffle. Ilia, vous ne pensez pas sérieusement…
Et puis, un instant plus tard, elle ajouta :
— Oh, merde ! Vous allez vraiment le faire, hein ?
— Quelle idiote ! dit la Demoiselle.
La chambre-araignée s’était détachée de la coque. Ses huit pattes avaient lâché prise, toutes en même temps. Comme le vaisseau décélérait toujours, la chambre-araignée parut tomber dans le vide à une vitesse vertigineuse. Normalement, à ce stade, la capsule aurait utilisé ses grappins pour rétablir le contact avec le vaisseau. Mais Volyova avait dû les désactiver parce qu’elle continua à s’éloigner, jusqu’à la mise à feu de ses réacteurs. Khouri percevait la scène par différents moyens et modes qui ne lui auraient pas été accessibles sans implants. Un petit aspect de ce courant sensoriel était consacré aux canaux optiques et relayé par les caméras extérieures du vaisseau. Par ce canal, elle vit les réacteurs cracher des flammes d’un violet incandescent. C’étaient des têtes d’épingle placées autour de la partie médiane, à l’endroit où la tourelle d’où partaient les pattes maintenant sans prise était fixée au corps en forme de torpille. Ces flammes éclairaient les pattes par en dessous, les faisant apparaître par éclairs palpitants, rapides, rythmiques, alors qu’ils freinaient la chute de la chambre et la stoppaient, si bien qu’elle recommença à suivre le bâtiment. Mais Volyova n’utilisa pas les réacteurs pour ramener la chambre à portée de grappin. Après avoir dérivé quelques secondes, la chambre-araignée s’écarta latéralement et fonça vers l’arme.
— Ilia… Vraiment, je ne crois pas…
— Faites-moi confiance, répondit la voix de Volyova, intervenant dans la zone de combat comme si elle parlait du bout de l’univers et pas depuis un point situé à quelques kilomètres de Khouri. J’ai là quelque chose qu’on pourrait, avec un peu d’indulgence, qualifier de plan. Ou tout au moins une option de combat.
— Je ne suis pas sûre d’aimer cette dernière partie…
— Moi non plus, au cas où vous vous le demanderiez. Au fait, Khouri, reprit-elle après une petite pause, quand tout ça sera terminé – si nous nous en sortons, ce qui n’est pas garanti à ce stade, je vous l’accorde –, je pense que nous devrions prendre le temps d’avoir une petite conversation.
Elle parlait peut-être pour dissimuler le trouble qu’elle devait éprouver.
— Une petite conversation ?
— À propos de tout ça. Le problème général du poste de tir. Ça vous donnerait peut-être aussi l’occasion de me confier… certains petits soucis obsédants dont vous auriez été bien inspirée de me parler plus tôt.
— Comme quoi, par exemple ?
— Eh bien, qui êtes-vous, pour commencer ?
La chambre-araignée franchit rapidement la distance qui la séparait de l’arme en utilisant ses réacteurs pour ralentir, mais en maintenant une position relative par rapport au vaisseau, entretenant une poussée standard d’un g. Même les pattes écartées, la chambre-araignée était trois fois moins grosse que l’arme secrète. Elle ressemblait moins à une araignée, à présent, qu’à un malheureux calmar désemparé sur le point de disparaître dans la gueule d’une baleine en vadrouille.
— Je doute qu’une petite conversation suffise, répondit Khouri en se disant qu’elle n’avait plus vraiment de raison de faire des cachotteries à Volyova.
— Bien. Maintenant, excusez-moi un instant : ce que j’essaie de faire est un peu risqué, pour ne pas dire rigoureusement impossible.
— Elle veut dire suicidaire, traduisit la Demoiselle.
— Vous adorez ça, hein ?
— Immensément. D’autant que je n’ai aucun contrôle sur tout ça.
Volyova avait positionné la chambre-araignée près du rostre éjecteur de l’arme secrète, trop loin pour que les pattes articulées heurtent la surface grêlée en se déployant. Pendant ce temps, l’arme avait amorcé un mouvement de rotation, tanguant mollement d’un bord sur l’autre sous l’effet des farouches poussées de ses tuyères, dans l’espoir manifeste d’échapper à l’approche de Volyova, mais limitée dans ses mouvements par sa propre inertie, exactement comme si l’arme infernale avait peur d’une petite araignée de rien du tout. Khouri entendit quatre détonations rapprochées, si proches, en fait, qu’elle eut du mal à les distinguer.
Elle vit quatre filins munis de grappins jaillir du corps de la chambre-araignée et heurter silencieusement le rostre de l’arme secrète. C’étaient des grappins à pénétration, conçus pour s’enfoncer de quelques dizaines de centimètres dans leur cible avant de se déployer, de sorte qu’ils ne risquaient pas de se détacher. Les lignes, maintenant tendues, étaient illuminées par les flammes des réacteurs, et la chambre-araignée commença à se haler tandis que l’arme poursuivait son évasion majestueuse.
— Génial ! fit Khouri. Je m’apprêtais à pulvériser cette saloperie. Et maintenant, qu’est-ce que je fais ?
— Vous tentez votre chance : vous tirez, répondit Volyova. Si vous arrivez à m’éviter avec le rayon, je devrais m’en sortir. Cette capsule est mieux armée que vous ne pensez. (Il y eut un moment de silence, puis :) Génial ! Je te tiens, tas de ferraille de merde !
Les pattes de la chambre-araignée étaient maintenant accrochées autour du rostre. L’arme semblait avoir renoncé à la déloger, non sans raison, peut-être. Khouri se dit que Volyova n’était pas arrivée à grand-chose, malgré sa vaillante tentative. Il était peu probable que son intervention entrave les mouvements de l’arme secrète.
Pendant ce temps, la bataille pour le contrôle des armes de la coque avait repris. Khouri les sentait bouger légèrement, par saccades. Les systèmes de la Demoiselle perdaient momentanément le combat, mais ces petits glissements empêchaient Khouri de viser et de se déployer. Et si le Voleur de Soleil l’assistait, elle ne le sentait pas, mais peut-être le défaut de présence n’était-il qu’un artéfact de sa suprême habileté. Peut-être, s’il n’avait été là, le combat aurait-il été déjà irrémédiablement perdu et – libérée de cette diversion – la Demoiselle aurait-elle déchaîné le pouvoir de l’arme, quel qu’il soit. Pour l’instant, cette nuance n’était pas d’actualité. Elle avait simplement remarqué ce que Volyova était en train de faire. Les réacteurs de la chambre-araignée crachaient simultanément, à présent, résistant à la poussée de l’arme à la fois énorme et plus maladroite.
Volyova attirait l’arme vers le gobe-lumen, et le rayonnement blanc-bleu craché par le moteur le plus proche. Elle allait anéantir cette maudite chose en la plaçant dans le jet mortel de la propulsion Conjoineur.
— Ilia… fit Khouri. Vous êtes sûre que c’est… bien réfléchi ?
— Réfléchi ? répéta Volyova avec un petit rire caquetant, qui parut à Khouri un peu forcé. C’est la chose la plus irréfléchie que j’aie faite de ma vie, Khouri. Mais pour le moment, je ne vois pas beaucoup d’autres solutions ; à moins que vous ne réussissiez à mettre vos flingues en ligne, et tout de suite.
— Je… je m’en occupe.
— C’est ça, faites-le et arrêtez de me les briser. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’ai assez de problèmes en tête comme ça pour le moment.
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